Larmes
Les larmes ont désormais leur histoire, à la fois philosophique, littéraire & religieuse, grâce à Sophie Lacroix, philosophe, et la maison d’édition Manucius, un de ces « petits » éditeurs qui font un travail essentiel, loin des grosses machines de guerre de la mercatique mercantile...
L'auteure convoque, rassemble et donne la parole à bien des auteurs, sans oublier jamais d'insister sur ce qui s'en conclut. Elle construit un essai original autour d'un thème omniprésent mais rarement étudié, me semble-t-il.

 

Plan de l'essai

Larmes
Rapprocher - Réfléchir

D'une impuissance ? D'une fragilité ?
   Encadré 1: Table des matières
Ressources archaïques
L'agora
Que faire aux pleurs assemblés ?
   Encadré 2: la contingence
« Nous, les gens »
   Encadré 3: désoptimisme
Et finalement, pourquoi pleurons-nous ?
Terreur, allons bon !
   Encadré 4: l'espérance
Le courage et la lucidité, vertus laïques ?
Trois fils
Utopie et catastrophe


Rapprocher - Réfléchir
J’ai trouvé intéressant, en parallèle à ma lecture, de mener une réflexion sur ce besoin de créer des lieux de rassemblement après des attaques massives aux armes lourdes contre des populations civiles: la place de la République en France, celle de la Bourse en Belgique. Ces rassemblements spontanés sont peut-être une manière collective diffuse de gérer l’après-tuerie, mais est-elle adéquate ?
Qu’ont-elles donc perdu, ces personnes qui éprouvent le besoin de se rassembler place de la Bourse ? Expriment-elles la perte de personnes qu’elles ne connaissaient pas ? Leurs larmes sont-elles un signe fondateur « d’un lien social qui serait le plus archaïque puisqu’il serait toujours avant et hors du langage ? » (S. Lacroix, 14). D’où leur naît donc cette émotion archaïque d’avant le langage et en dehors de lui ?
« Dans les larmes enfantines, il y a une demande, une prière... parce que ce qui se vit secrètement et qui s'exprime par leur épanchement, c'est le sentiment de la fragilité, de la pauvreté inhérente à un statut qui est pressenti comme n'étant pas seulement celui de l'enfant mais bien au-delà encore, comme celui de l'humain en général. » 60

D’une impuissance ? D'une fragilité ?
D’impuissances même et sans doute. Et bien sûr de la fragilité de l'Homme face à une balle de kalach'. La table des matières du petit ouvrage que Sophie Lacroix consacre à L’humanité des larmes, aux éditions Manucius, collection Le philosophe, 2016, 100p., semble bien révélatrice de ce que les larmes sont:

Encadré 1
L’humanité des larmes (HDL) Sophie Lacroix (SL)
Table des matières
(manquante, seul un sommaire se limitant
au titre des trois
chapitres est présent)

Introduction 13
1 Les Larmes (désormais LL) ne témoignent pas
d’un traitement objectif de la situation
17

11 Les Larmes ne sont pas une réponse
adéquate à une situation 19
12 LL peuvent exprimer une régression 23
13 LL, expression d’un être incarné 26
14 LL sont une adresse à quelqu’un 34
2 Larmes et communication. L’archaïsme d’un
lien social
41

21 Pitié & amour 41
22 LL de la pitié 45
23 La transparence sensible des L 50
24 une opacité des signes à interpréter 54
25 LL procèdent d’un excès 56
26 LL se font voyantes d’une condition universelle 59
3 L’origine des larmes 67
31 L’universalité des larmes 68
32 On pleure sur ce qui est perdu 71
33 LL révèlent le sujet à ce qui le fonde 78
34 La douleur des L 82
35 la contrition et LL 85
36 Retour au problème de l’incarnation 87
Conclusion 93

La surexposition médiatique de tout évènement de type anarcho-insurrectionnel violent déclenche chez les populations qui y sont désormais exposées un traitement subjectif d’une situation qu’elles n’ont, pour la plus grande majorité d’entre leurs membres, pas vécue.

Ressources archaïques
Les populations réagissent alors en recourant à des ressources archaïques. L’impuissance ressentie face aux déchaînements de violence et à cette surexposition médiatique (coupable et culpabilisante !) qui en découle et s’en nourrit, déclenche un désir fort de commémorer la perte d’inconnus qui appartiennent au même genre, l’humain proche. C’est en cela que la réponse offerte est apprise depuis la surexposition médiatique majeure à laquelle la Belgique a été confrontée après la découverte de l’affaire Dutroux-Martin (1996).
Ce type de réponse apprise déclenche désormais une réaction quasi automatique qui mêle en un fourretout émotionnel assez incohérent et totalement excessif, en termes de réponses à apporter dans le réel. En effet, ce désarroi sincèrement exprimé est la marque d’une profonde impuissance ressentie à prendre en compte le réel complexe. Voire même une incapacité à ce faire. Une faillite du système d'éducation dans son ensemble ?
Le monde politique est prompt à s’en emparer en fonction de ses relents propres: un ministre de l’intérieur NVA (Alliance Flamande Nouvelle - AFN en français, la droite dure extrême - et un ministre de l’intérieur spa. (socio-démocrates flamands) n’agiront pas de la même manière.
Prendre en compte le réel complexe post-attentats revient aux experts policiers et judiciaires, et à eux seuls; ces professionnels sont dangereusement surexposés à une soif inextinguible d’images dont témoignent les médias en insistant à nous tenir au courant, tel un goutte-à-goutte, de chaque microprogrès dans l'enquête, comme si les médias souhaitaient entretenir la peur, voire la terreur, en notre coeur.
Ces experts sont bien les seuls habilités à démanteler ces parts inacceptables du réel que sont les trafics d’armes et de drogues qui génèrent cette violence qui nous envahit et détruit encore un lien social déjà bien distendu par l’anesthésie générale dont souffrent nos sociétés qui croient vivre en démocratie alors qu’elles sont depuis longtemps passées en démocrature. Il s’agit d'un mot-valise combinant la manipulation du démos – le peuple – par une dictature de moins en moins larvée.

L'agora
Nos sociétés semblent avoir perdu le sens d’agoras efficaces prenant les décisions pour les Cités, telles que les Grecs les pratiquaient il y a plus de deux mille ans. Bien sûr, des mouvements comme Tout autre chose ou Nuits debout sont des agoras fort sympathiques mais au bout du compte tout à fait inefficaces car les Politiques en sont absents; ils seraient les seuls habilités à traduire les propositions formulées en actes. Et, pire, ces agoras renforcent finalement, par leurs longs débats enflammés mais stériles, la démocrature puisque leurs délibérations ne sont pas suivies d’effets alors qu’elles formulent souvent des propositions de bon sens dont auraient dû, avec enthousiasme, se saisir les mouvements politiques de gouvernement.

Que faire face aux pleurs assemblés ?
Respect, d’abord, bien sûr: « Les larmes coulent au spectacle du monde, le destin des mortels touche les coeurs. » Virgile, cité p. 62. Mais il y a aussi cette « douleur de sa propre détresse à soi, qui relève d'une universalité. » 64
Il y aurait peut-être enfin lieu de réinsuffler de la conscience en prise avec le réel complexe par delà les émotions. Les porteurs de bougies devraient sortir à tout prix de l’émotionnel pur dans lequel trop de médias nous maintiennent par un distanciement relativisant et salvateur. Après les larmes, qui ne devraient avoir qu'un temps bref, il est probablement essentiel de nous recosmiser, dirait A. Berque. Les valeurs se sont beaucoup trop effacées dans nos sociétés occidentales et des désordres, de plus en plus graves, s'ensuivent, souvent par confusion & estompement de normes sociales antérieures. Pour citer A. Berque, il y aurait peut-être lieu de « [r]elier notre existence et nos valeurs à l’univers, en commençant par la Terre, dans le fil de la nature, laquelle, du physique au vivant, et du vivant à l’humain, est allée vers toujours plus de complexité, toujours plus de contingence, toujours plus de liberté. » (in VALEURS HUMAINES ET COSMICITÉ)

Encadré 2 La contingence, selon A. Berque,
se situe entre le hasard et la nécessité.
Pour la contingence, « Les choses
pourraient
toujours être autrement qu’elles
ne sont,
mais elles sont concrètement ce
qu’elles sont
en fonction d’une certaine histoire

& d’un certain milieu, qui ont du sens pour &
par un certain interprète » qui est un sujet
individuel ou collectif. Pour définir le lien entre
langue et pensée, pas de causalité mais de la
contingence. Le terme provient se co-toucher
(cum tangere). » Poétique de la Terre,
éd. Belin, 2014, pp 207 & 150§32. 


Nos gouvernants (« Pendant qu’ils témoignent d’une douleur feinte et apprise face caméras, ils ne travaillent pas », me confiait récemment une amie...), par leurs inefficacités – ces files fouille sac à l’entrée des gares bruxelloises sont un sommet !– vont dans l’exact sens opposé à cette prise de conscience souhaitable. Il s’agit pour eux, nos gouvernants, de nous contrôler encore davantage que nous ne le sommes déjà, comme si nous étions tous des coupables en puissance. Comme si nous étions demandeurs de moins de libertés.

« Nous, les gens »
Si nous, les gens, continuons de pleurer, nous particperons encore plus à la mise en place de nos asservissements (nos assuétudes) à l’argent, à l’alcool, aux drogues, à la vision purement émotionnelle de médias « populaires ». Et nous, les gens, nous continuerons à accepter sans réagir de voir nos situations personnelles se dégrader, régresser de façon inexorable tandis qu’eux ne rêvent que de paradis artificiels, fiscaux par exemple. Pendant ce temps-là, notre planète, la Terre, se détruit à grande vitesse par nos actes insensés ne tenant que trop peu compte d'elle.
Vous trouvez peut-être qu’un désoptimisme puissant s’exprime ici ? Voire…

Encadré 3 Désoptimisme: Il ne s’agit pas de l’envers
de l’optimisme, plutôt sa privation, son éloignement définitif.
Il ne s’agit pas de pessimisme non plus, ni de réalisme absolu,
car les outils manquent à nous, les gens, pour transformer
le réel contemporain. Nul désabusement, enfin pas trop, car il a
pour synonymes « Désillusionnement, dégoût, éloignement »,
même si vous me mettrez un peu des trois: résister, c’est
s’éloigner par dégoût et n’avoir plus aucune illusion.
Bref, c’est le
néologisme (0 occurrence, me dit Startpage !)
qui m’est venu
spontanément pour définir l’état d’esprit
que me laisse
« la situation ».
Ce goût amer en bouche,
cette amertume
sauvage
qui fait prendre la plume…


Il faut donc faire en sorte que les mots ne manquent plus pour formuler clairement ce qui est obscur HDL 19, genre: ce lancinant Mais pourquoi font-ils cela ? Peut-être parce que
- ils sont des enfants déscolarisés à cause de notre système scolaire qui va depuis trop longtemps à vau l'eau;
- ils sont devenus des voyous, des délinquants,
- ces trafics d'armes se déroulent au grand jour dans nos quartiers sans qu'ils soient vraiment démantelés.
LL ne sont pas une réponse adéquate sur le long terme puisqu’elles entravent « l’expression orale pour dire ce que [l’individu] éprouve. » 19 En perdant le langage, nous capitulons & nous risquons fort de rester captifs de la voie des larmes, qui empêche « la restauration du langage » 20
LL ne sont pas l’action maîtrisée, intelligente. Elles appartiennent aux réponses précoces de l’enfance, confrontée à l’impossibilité de répondre: 20 ENFANT n. m. ÉTYM.XIe; du lat. infans, à l'accusatif infantem « qui ne parle pas », de in-, préf. négatif, et fari« parler ». (LGR)
Portmann, Janet et W. James « tiennent LL pour une conduite moins bien adaptée, voire une conduite de désadaptation & d’échec »… au risque même de la confusion. Qui donc va nous consoler ?

Et finalement, pourquoi pleurons-nous ?
L'auteure cite JP Sartre: pleurer provoquerait une « dégradation spontanée et vécue de la conscience face au monde ». 22
Pleurons-nous sur notre propre chagrin 64 de « larmes de compassion sur soi-même » ? 65
Sommes-nous précaires et inconsolables en pleurant ? Pourrions-nous envisager de nous ressaisir en requalifiant nos avis, nos analyses ?
Si peu au fait de ce qui se trame depuis 2.000 ans les religions, & notamment le monothéisme chrétien qui imprègne tant l'Europe, je découvre au détour de ce bien intéressant ouvrage sur L’humanité des larmes que saint Augustin use de ses larmes pour espérer 80. Il fait des larmes « le médiateur entre Dieu et l'Homme ». Les larmes seraient donc la trace mouillée d'un repli sur soi, sur la religion, un peu comme ces voyous finalement. Un comble, non ? Et une autre amie apporte de l'eau à ce moulin-ci en précisant: C'était héréditaire, précise-t-elle... en extrayant ceci de son vieux missel: « Sainte Monique, Veuve. Elle obtint par sa patience et sa douceur la conversion de son époux, et par ses larmes et ses prières, celle d'Augustin, son fils, qui devint le grand Évêque et Docteur de l’Église. »

Terreur, allons bon !
Vous aurez remarqué que j'évite l'emploi du terme « terroriste »; raison: je ne suis pas terrorisé, au nom de cette contingence même exposée dans le deuxième encadré et parce que nulle part & jamais il n'est possible de vivre avec un risque zéro. C'est ainsi.
Ce serait donc les larmes qui font que le désarroi s'agrippe ainsi à l'espérance. A. Comte-Sponville, le philosophe par lequel je suis advenu aux concepts philosophiques, fait de longs développements sur l'espérance, une des trois vertus théologales dans la religion chrétienne qui ne devraient strictement pas nous concerner, nous les Hommes. André Comte-Sponville développe son point de vue ici par exemple. J'en extrais cet encadré insistant sur la seule issue possible:

Encadré 4: L'espérance
37 Une issue ? le courage et la lucidité.
Toute espérance est déçue,
toute attente est vaine.

Elle ne peut être comblée.
Elle n’en existe pas moins bien sûr;
elle n’en existe même que
davantage.
« Tout le monde cherche
ce qu’il n’est pas possible d’avoir. »

38 Wittgenstein: « La solution de l’énigme,
c’est qu’il n’y a pas d’énigme ».
La solution du réel,
c’est qu’il y a le réel.
Tout malheur naît d’un désir frustré
ou d’une attente déçue.

Tant que nous ne désirons que l’avenir,
comment le présent pourrait-il nous combler ?

Le courage et la lucidité, vertus laïques ?
Les chemins qui mènent à l'espérance sont donc vains. LL sont une défaite de la dureté. 82 S'agirait-il de pleurer sur notre innocence perdue ? 87.
Dans un État laïque, mais la Belgique l'est-elle vraiment, tout mysticisme 83 est évidemment inopérant. Mais cela peut arranger bien du monde, en somme... Les travées laïques sont nettement moins foulées, & donc moins construites pour en imprégner les terres d'Europe. Et les chemins escarpés de la mésologie qui tente de jeter des ponts en Orient et Occident. Elles sont tellement enfouies quelque part entre la forêt d'Urbicande et les vallées profondes des Contrées que dominent les Hautes Brandes... Il n'est donc pas étonnant qu'il ne s'en sache à peu près rien.

Trois fils
S. Lacroix convoque en son Humanité des larmes des auteurs diversifiés qu'elle est allée choisir dans trois fils qui s'interpénètrent: le littéraire, le philosophique et le religieux. Sa bibliographie comporte 35 références qui se répartissent ainsi:

Fil littéraire
Cicéron
Cohen
Constant
Goethe
Homère
Malherbe
Marvell
Quignard
Racine
Rousseau
Tchekhov
Tournier &
Virgile.
 Fil philosophique
 Bachelard
 Barthes
 Bettelheim (ψ)
 Descartes
 Jankélévitch
 Kant
 M. Lacroix
 Lévinas
 (Nietzsche)
 Pascal
 Plessner
 Scheler
 Schopenhauer
 Spinoza
 Starobinski
 Fil religieux
 Augustin
 la Bible
 Chalier
 Charvet
 Pascal


Utopie et catastrophe
L'ouvrage à peine refermé, la contingence me fait feuilleter Utopie et catastrophe, emprunté en bibliothèque publique. J'extrais deux passages: « À cette Vulgate largement acceptée suivant laquelle les penseurs utopistes ont anticipé et même préparé "l'âge des extrêmes" (E. Hobsbawm) s'est ajoutée plus récemment une autre articulation de deux termes, qui ancre la condamnation de l'utopie dans l'actualité du temps des catastrophes. » 9 Nous vivrions le temps d'une inédite biopolitique des catastrophes (F. Neyrat) qui utilise les désastres en cours pour resserrer le contrôle des populations et mieux séparer l' "indemne" du "périssable". Ainsi, l'idée que la condition catastrophique de l'humain contemporain - défis écologiques, terrorisme, crises économiques mondialisées, etc. - interdit l'espérance d'une alternative utopique au capitalisme. » L'espérance, certainement !
Interdire une alternative réaliste au capitalisme, certainement pas ! Enfin, pas encore...
L'utopie conduirait à la catastrophe totalitaire qui condamnerait l'utopie. JG Ballard, cité dans l'ouvrage, voit plutôt l'utopie émerger des catastrophes. L'utopie est peut-être bien davantage fille de la catastrophe, comme le dit joliment JP Engélibert dans la dernière communication de l'ouvrage. 244