Comme le dit bien A. Laimé sur le site de Bifrost,

« Cette langue unique qui charme de sa limpidité trompeuse, demeure insaisissable et vous emporte; les dialogues y sont empreints de mystère, souvent lourds d’un sens que l’on sent échapper, et tactiles pour ainsi dire, car les personnages y avancent avec précaution pour rencontrer l’autre ou soi-même; le rêve y a la même prégnance, qui réunit les amants égarés, comme dans Peter Ibbetson, et surtout fait jaillir de manière hypnotique le récit ainsi qu’au début des Jardins Statuaires; la même sensualité diffuse préside à l’écriture, et pourtant… Tout se joue dans une vibration légèrement différente: jamais le déchiffrement du monde n’y fut aussi anxieux, jamais l’érotique n’a occupé une telle place. »

Plusieurs caractères définitoires apparaissent dans cet extrait pour décrire la langue qui imprègne Le Veilleur de Jour:
elle est
- unique,
- limpide mais trompeuse,
- insaisissable,
- elle vous emporte.
- Elle est mystérieuse dans ses dialogues, car le sens échappe;
- ses dialogues sont tactiles « car les personnages y avancent avec précaution pour rencontrer l’autre ou soi-même ».
- Elle est imprégnée dans le rêve,
- fait jaillir le récit de manière hypnotique,
- Elle s’imprègne d’une sensualité diffuse.
- En un mot, elle vibre, & donc nous fait vibrer à son unisson.
Même si le monde s’y déchiffre de façon anxieuse et l’érotisme y prend une grande place.

Ces concepts restent assez évanescents, même s’ils cernent bien le charme qui imprègne cette langue. Ils appellent des exemples, une certaine objectivation.

Au-delà d'autres attraits majeurs du Cycle des contrées, tenant à l'intrigue même, la langue y constitue un pôle magnétique extrêmement fort. Sont rassemblées ici des observations déjà émises ailleurs sur Nulle Part, adjointes à de fraîches notations, qui s'étofferont encore au gré d'une fantaisie que l'âge autorise...


STYLE

Le style de l'écrivain est ample, mûr. Dès le premier texte.
- Il ne s’agit pas seulement d’appariements poétiques, voire inusités, de mots.
- Il s’agit surtout d’une maîtrise absolue de la syntaxe. Ses phrases impriment un respect, font trace. Leur écho sillonne l'échine du lecteur, de la lectrice, avec une constance magique.

Dans Les mers perdues, l'auteur écrit en cours de périple à un "cher ami". L'épistole permet souvent le style indirect; il rend compte de conversations davantage qu'il ne les retranscrit. J'aime. Pour la même raison que j'apprécie les revues qui prennent la peine de publier davantage de textes que d'entretiens.
Cette écriture est si dense et tellement magique qu’elle magnétise le moindre de mes pores. Jacques Abeille a la langue belle et appropriée. Chaque page de la fin des Jardins statuaires fourbit ses pépites. Les Mers éclairent les Jardins. Et vice versa.


LANGUE

Cette prose même,
vous en direz,
je vous le souhaite:
cette prose m'aime.

D’autres caractères définitoires, d'autres saveurs encore, qui demanderaient aussi à s’illustrer. Cette prose est de race addictive, tout à la fois:

Nulle Part  Bifrost
 amoureuse,
burinée,
chamanique,
déroutante,
émulsive,
faramineuse,
fastueuse,
goûteuse,
haletante,
initiatique,

jouissive,
karmatique,
libératrice,
météorique,
de nulle part,
onirique,
précise,
quintessencielle,
rainurée,

symbolique,
terrébreuse,
urbicandesque,

vorticienne,
wagnérienne,
xylographique,
yogique,
zen.





entraînante



hypnotique
insaisissable
jaillissante



limpide





sensuelle

trompeuse

vibrante

 

 

Ceci aussi, à propos de Barthélemy:
« Et puis son énergie prit un autre cours et même ces affres cessèrent. Il s'abandonna à l'appartenance qui l'avait étreint peu à peu jusqu'à ne lui laisser plus la moindre issue. » 196

Cette langue est fastueuse.

Le texte est dense, écrit à la manière charmeuse des littérateurs d'autrefois, sans esbroufe. Ces Mers perdues, par exemple, ne se lâchent que pour diverses contingences matérielles dont l'outrecuidante nécessité désole mon âme éprise.


LEXIQUE

Richesse lexicale, les appariements (nom + adjectif) y sont surprenants, inusités, générateurs de rêveries solitaires ou accompagnées au détour de chaque phrase:
« Atteindre un degré de perspicacité irréfléchie » 295
« meubles accroupis dans la lumière parcimonieuse » 292
L’auteur propulse au détour des pages
- des raretés lexicales – un dictionnaire à portée de main, et un bon ! –
- des pépites poétiques – souvent l’adjectif ouvre la voie –,
- des aphorismes puissants adossés à une philosophie dont la profondeur humanise le récit.

Et une voix pensait en lui:
« Ce trésor est là, offert sous les volubilis de la volupté; il n'est que de tendre la main, plus loin chaque fois, sous les aisselles moites de la nuit... » 120

La richesse du vocabulaire de l’auteur devient rarement intimidante. L'enrichissement de notre propre lexique est au tournant de chaque chemin.


SYNTAXE

Syntaxe ramifiée
Lire J. Abeille, c’est aimer la belle langue, la phrase longue, charpentée à l’extrême dans une densité définitoire qui offre tant de pistes qu’on se surprend à prendre des notes, à ouvrir le dictionnaire (ces sens rares de mots ciselés...), à jouir de l’imbrication syntaxique qui jamais ne gêne, jamaisne casse la trame du récit ni n'est prise en défaut, évidemment; au contraire, cette imbrication même est vectrice d’une vitalité qui matérialise l’univers et ses personnages à travers la vibration profonde et personnelle du lecteur.

« Les  jardins  devenaient  des  alvéoles  d’ombre  et  la nuit  était complète  quand  ils  rentrèrent. »
« La  lune  déclinante  projetait  la  pâle  géométrie  de la  fenêtre  sur les carreaux du sol. » 30

Mais je vous dois une phrase sinueuse à souhait, une seule:

« Une  robe  luxueusement  flasque  et  d'une  coupe  absolument simple coulait comme pour en glorifier la liberté totale en plis onctueux sur ce corps  de  femme  et  cette  chair  ondoyant  dans l'éclat  argenté  du  tissu  avouait qu'était  atteint  ce  point  extrême de  la  maturité  où,  toujours  aussi  nets  et  purs  qu'au  sortir  de l'adolescence,  les  contours  pourtant  comme  d'une  ombre anticipatrice  sont  déjà  doublés  d'une  incertitude  fluide, insaisissable et languissante, propre moins à la peau qu'à une façon pour  le  corps,  plus  tendre  et  en  certains  gestes  tout  à  fait déchirante, de creuser dans l'air son moule tiède, annonçant ainsi un  déclin  suspendu encore et  mieux  qu'à  tout  autre  moment  révélant cette  fragilité  exquise  qui  fait  d'une  femme  le  blason  toujours menacé de la vie. » 151
Sortie d'apnée.

Une trace de syntaxe latine, comme il le dit lui-même dans l’entretien accordé au mensuel Le matricule des anges fin 2007 à l'occasion de la sortie d'un ouvrage chez Gingko:
« Ses mains jamais si vastes qu’ainsi retenait ce fluide de chair. » 283

Le lecteur se sent suspendu au-dessus du vide, arrimé à une toile syntaxique solide qui empêchera toute désintégration de sa lecture. Se tisse en soi la géographie dense et structurée d’un univers si particulier que presque rien n’en sera dit pour ne pas déflorer votre plaisir. Chaque phrase a la charpente solide évoquant force et confiance en soi.


LES TEMPS DE LA PHRASE (à venir)


PARAGRAPHES

En pénétrant davantage encore dans la matrice même de la langue, les outils de la linguistique pragmatique développés par François Richaudeau en son temps viennent à point pour en développer cet aspect. L'ouvrage paru en 1981 semble épuisé chez l'éditeur. F. Richaudeau a richement contribué à étoffer la revue Communication et langages. Autant de pistes pour des chercheurs contemporains en linguistique...

Juste ceci: mis en place il y a trente ans, le style des Jardins statuaires y ose alors des paragraphes de plusieurs pages. Dans Les mers perdues, sa période reste aussi ample, mieux structurée encore, mais le paragraphage offre davantage de reposoirs à nos yeux fatigués d'urgence par les survols survoltés d'un siècle qui n'a le temps de rien. Il ne s’agit pas seulement d’appariements poétiques, voire inusités, de mots. Il s’agit avant tout d’une maîtrise absolue de la syntaxe. Les phrases font trace.


POUR CONCLURE ?

Le plaisir de la langue caresse l’oreille qui se laisse entrainer par le langoureux balancement de ces longues périodes à la structure subtile et inventive, menée aux confins des limitespropres à notre langue. Jacques Abeille conveys the feeling, from the first words onwards, that he will be good company for our peregrination on his characters’ traces.
Il sillonne les champs oniriques de communautés closes réduites aux acquêts. L’éternel voyageur, le chemineau, se posera finalement au bord du gouffre avec femme, et cette enfant désormais protégée par la promesse du prince des steppes d’épargner les petites filles. Mais pas les livres…

Mais jamais ne se conclut la lecture cyclique,
suivant ainsi les spires d'un imaginaire fécond...

Parfois le livre se dépose,
mais jamais ne s'égare !

(Et si je ne suis pas parvenu à vous en faire lire,
ne fut-ce qu'un, eh bien tant pis pour vous !
Vous l'aurez cherché...)