« Ce que nous avons appelé la courbe d’une phrase se décompose en deux segments dont il y aurait grand intérêt par rapport à un certain point critique, qui en constitue le sommet, à souligner les sens diamétralement opposés. Dans le début de la phrase, le mouvement de la pensée, que guide ou que reproduit (peu importe) la syntaxe, apparaît comme un pur surgissement: c’est toujours d’une espèce de coup de vent d’une liberté extrême qu’il dépend que nous surmontions le vertige d’inertie, d’un caractère proprement stupéfiant, que dégage " le vide papier que sa blancheur défend ". Dans le prolongement de cet élan initial, que les mots qu’il appelle à lui n’arrivent pas à rejoindre suffisamment vite, se creuse comme un appel d’air, un vide précurseur, qui somme, encore indistinctement,les combinaisons verbales d’avoir à être, à se bousculer en remous derrière son passage extraordinairement pressé.
Tout écrivain connaît parfaitement ce creusement en lui d’un moule encore vide doué d’une force de succion sur le magma verbal, cet élan aveugle de pensée qui "tire sur la plume", cette arabesque presque mimée du contour dont l’amorce de la courbe est déjà grosse sans pourtant s’en faire encore autre chose que le pressentiment. Indubitablement, dans cette " entrée " de la phrase, c’est l’élan syntaxique en pleine accélération, encore foisonnant de possibles, qui semble frayer le chemin aux combinaisons verbales, tout en leur laissant un jeu aussi étendu qu’il en reste aux vagues pour combler un sillage. Et précisément, de même que rien ne fait bouillonner les vagues avec plus d’effervescence et de liberté qu’un sillage, cet essor conquérant de la phrase qui " prend son vol " est un appel constant, un appel impérieux à la rencontre verbale et à la trouvaille. Mais si le génie a son siège dans ce mouvement d’éclosion et de fertilité aveugle du départ, passé le sommet de la courbe c’est l’art qui se charge de tirer le meilleur parti possible de son retombement: l’approche de la fin de la phrase, son freinage progressif signifie un ressaisissement des pouvoirs de contrôle et de choix sur une matière verbale qui tend maintenant, répondant après coup à l’éréthisme violent qui soulevait la phrase à son début, à proliférer avec excès; une élimination de plus en plus serrée des possibles innombrables – jusqu’à combler enfin le dernier vide disponible d’un puzzle de plus en plus rigidement exclusif – amortit le mouvement verbal créateur –fige sur place cette danse à laquelle les mots se trouvaient en proie et confère à la syntaxe, dans cette chute de phrase, (on ne peut choisir que parmi ce qui se fixe) un pouvoir non plus d’éclosion, mais de coagulation. » (André Breton, quelques aspects de l’écrivain, p. 154 et suivante)

Ce texte figure sur le site de son éditeur.


Cet auteur est, comme Jacques Abeille, Emmanuel Bove (La mort de Dinah, Le pressentiment, Adieu Fombonne) et peut-être aussi René-Louis des Forêts, du royaume de Syntaxe-la-Reine, comme d'autres sont de Bourg-en-Bresse ou encore d'autres qui ont séjourné à la Reine Pédauque (ancien domaine de villégiature à Hotton, Wallone.be, reconverti en centre pour demandeurs d'asile géré par la Croix-Rouge).

Chacun a sa phrase, chacune sa courbe, un seul la définit: Julien Gracq.


Recherche

Statistiques

  • Membres 4
  • Articles 3593
  • Compteur de clics 8933301