C’ÉTAIT un soir sur l’Atlantique. J’avais retiré mes sandales et je marchais pieds nus sur le sable. Le crépuscule portait toujours à blanc la coque cobalt d’une nuit qui hésitait à se rabattre mais que je pressentais imminente. Le sable freinait ma progression à l’aplomb d’une dune. A chaque foulée, j’enfonçais en dépit de quoi je me hâtais comme je pouvais, la gorge horripilée des chardons bleus qui formaient des massifs  duveteux derrière les barbelés. Je tiens en aversion ce type de limites qui me plombe carrément la vue. Seulement la dune est protégée du piétinement. Est-ce pour cela que des épines de chardon me restent en travers de la gorge dans l’âpre montée? Vacanciers, promeneurs, dites-moi seulement s’ils se soucient des graines et pousses rares qu’ils foulent allègrement? Le plus court chemin vers une plage étant pour eux le meilleur; le Conservatoire du littoral confisque les zones sensibles derrière une clôture dissuasive en dehors de quelques boucles de chemins balisés. Et même si je vis ce voisinage entre la côte symbole de liberté, d’insousciance vacancière, et les barbelés symbole de contention, de mise aux fers comme entravant et anxiogène, il n’est pas dans mes projets de militer pour changer la donne, connaissant assez l’être humain et les égards qu’il a pour la nature.
LA vue des piquantes hors d’atteinte aurait déjà pu me combler. Un bleu intense, que dis-je; un cyan. Ce panache d’azur «azulejos» s’insinue en moi, ingurgité par la gorge, la truffe et les yeux; il me gratte de partout et dire que j’avais bonnement oublié au fil des ternes hivers que des fleurs d’un bleu précieux aux hampes grises lancéolées pouvaient me surprendre, me plonger en hypnose voire en compulsion de mitraillage photographique comme elles l’avaient déjà fait dans d’autres sables auparavant. Mais je n’avais pas vraiment le temps de m’arrêter, pas ce soir!
SUR ce chemin poudreux que j’empruntais pour la première fois, une obsession furieuse brûlait mes talons autant qu’elle me coupait le souffle et échauffait mes oreilles... Voir l’océan que j’entendais gronder sourdement et aussi et surtout ne pas rater le coucher du soleil! Comme souvent, une courbe de terrain en cache une autre, comme l’arbre cache la forêt, comme ce qui est désiré se projette au pont plus loin ou au pont trop loin... Le fait est qu’arrivée à ce que j’escomptais le sommet je dus me rendre à l’évidence que la vue sur la côte m’était encore confisquée et qu’il restait à vue de nez de longues centaines de mètres à caracoler juqu’à la crête suivante. Et seulement celle-là serait-elle la dernière avant que ma vue se dégage enfin sur la plage, le large? Je maudissais ma naïveté d’avoir anticipé la rencontre océane trop tôt comme si j’étais une enfant de cinq ans, une novice de ce que le paysage peut vous offrir en guise de trompe-l’oeil.
J’ÉTAIS, plutôt nous étions partis tard. La vie balance du temps au contretemps. Les garçons l’estomac creusé par la route avaient réclamé d’aller au resto après que nous eûmes reçu les clés, déposé les bagages. Vite un bar à tapas, la commande, attendre, se sustenter avec voracité dans une excitation joyeuse ce que je mets un peu sur le compte de l’air marin et du soulagement d’arriver à destination... Puis ma proposition d’aller découvrir la plage océane avant la nuit. À vue de plan, il fallait marcher un kilomètre, deux maximum depuis la maison louée côté baie. Nous sommes partis ensemble mais comme toujours en chemin, nous avons le don d’adopter des allures différentes proportionnelles aux motivations des uns et des autres et de toujours nous séparer. Loin devant moi s’étaient encourus le cadet et le chien, mais je ne les voyais plus et peut-être avaient-ils pris un autre chemin, celui qui indiquait «plage de l’Horizon» au croisement en bas de la dune. Et derrière moi quand je m’étais retournée dans la montée, plus personne ... Seraient-ils aller chercher du feu au bar-tabac ? ou louer des vélos pour la soirée? ou chercher une discothèque? Mon mari, prudent et obsessionnel, retournant probablement vérifier si la maison était bien fermée ou que sais-je encore et comment pourrai-je jamais imaginer les interrogations qui triturent son esprit de chef de famille prévoyant?
J’ÉTAIS donc seule avec les chardons bleus, le sable rose et la lumière violette qui frangeait la crête devant moi. Et mon regard courait sur l’immensité de cette dune qui s’étendait sur une largeur que j’avais peine à me représenter tant elle me paraissait infinie sous les feux du crépuscule. Comment tout ce sable s’ était-il accumulé ici dans des proportions aussi inimaginables? et sur combien de temps? Et d’où venait-il? Comme nous avions traversé la Gironde par le bac dans l’après-midi, et que sur la carte, elle ressemblait à un long entonnoir creux, ce n’était pas chinois d’établir un lien. Les sables pouvaient venir des alluvions de la Dordogne et de la Garonne puis ils avaient coulé au long de l’estuaire juqu’à l’embouchure et les courants marins les avaient fait dériver sur cinquante kilomètres le long de la côte où le vent avait pris le relais... Cétait plausible, du moins cela suffisait comme hypothèse à mon besoin de comprendre et cela signait l’épilogue de cette journée de voyage et de découvertes... et par un autre chemin qui n’était ni marin , ni éolien, je rejoignais ces sables et ainsi la boucle était bouclée dans mes circonvolutions cérébrales. Je n’avais plus qu’à avancer sans me poser de questions dans cette dune qui opposait sa résistance, son inertie autant à mes foulées qu’à la bétonisation du littoral. Dans mon emballement à découvrir l’océan immuable, je m’en réjouissais autant que cette montée réfrénée m’énervait!
J’ALLAIS rater le coucher du soleil sur les flots si je ne forçais pas encore la détente de mes chevilles, mon rythme cardiaque, à moins que le soleil soit moins bas dans le ciel que ce que je supposais, à moins que l’eau n’attende en secret refusant de l’engloutir... J’allais rater ce que je venais voir et en tentant d’accélérer ma course une forme de pensée magique me rattrapait, l’enfant que j’avais été courait à mes côtés et nos deux modes de réflexion se chevauchaient et jouaient à saute-mouton dans mon esprit échauffé, essouflé, sujet à l’hyperventilation. Et de songer que je savais bien que je sais bien, moi qui pourtant estime mal savoir vraiment... Que je savais bien que le soleil ne se laisse pas engloutir, qu’il continue, façon de parler sa course dans le ciel d’ouest, dit Hespérion, même si cela n’est qu’une vision géocentrique d’avant Copernic, Galilée, Magellan... Vous pensez bien que Magellan, il n’a rien à y voir et je ne peux vous donner tort sur ce point... Pourtant ce soir-là dans mes foulées précipitées pour parcourir la distance entre deux dunes faîtières dont l’une me cachait encore l’océan et le soleil, pendant que ma pensée divaguait oscillant entre une excitation paroxysmique de voir le large et un sérieux remue-méninges, au sein même du séïsme cognitif qui m’assaillait... au détour du chemin, un inconnu tout droit sorti d’une scène de la Renaissance a surgi!
COMME s’il m’avait foudroyée dans la nuit montante, tant je fus éberluée de cette apparition! J’en tremble encore. Il portait un pourpoint d’époque de la plus belle facture, une fraise blanche immaculée, sa barbe était finement taillée, son béret posé de biais sur ses longs cheveux sombres. Mais ce qui me frappait le plus, c’était son regard éclairé de l’intérieur, tout ce qu’il projetait de clairvoyance et d’humanité! J’ai reconnu Magellan et cela m’a complètement rassurée. Il s’est incliné, a retiré son béret, m’a souri ce qui donnait un pétillement joyeux à la flamme douce de ses yeux. C’était un Magellan joliment campé et jeune bien que l’enfant en moi m’ait soufflé qu’il était déjà très vieux. J’étais impressionnée au point de rester muette d’admiration et peut-être m’a t-il trouvé sotte, très niaise mais il n’en a rien montré. Venir voir le coucher du soleil et... rencontrer un marin, un homme comme lui dans un lieu pareil! J’ai essuyé d’un revers de manche la sueur qui perlait mon front. C’était la moindre des coquetteries. Il m’a offert sa main pour franchir ces derniers coudes du chemin et m’entraîner au sommet et je me sentais presque sa fiancée. Mes pas devenaient des ailes. Nous avons gravi ensemble la dernière rampe avant l’océan et le coucher du soleil. il n’a pas prononcé un seul mot mais il tenait toujours ma main. Je ne lui ai rien dit, rien demandé; dans des cas pareils je préfère me taire, ne pas rompre le charme... Je ne sais le temps infini que le soleil a mis pour disparaître. J’aurais suivi Magellan jusqu’au bout de la terre mais il est parti plus loin en Hespérion!