Lundi 1 6 20
La marche en ville est une « célébration du paysage » figé par l'instant. L'observation attentive des infinies nuances que ses habitantes y ajoutent sont de précieuses indications de vie: ces deux chaises en attente de conversation face à la double vitrine intacte d'un ancien magasin; celle-là au coin d'une rue, adossée à un coffre électrique, a une patte cassée. Plus loin, la soucoupe accueille des mégots sur l'appui de fenêtre, une élégance citoyenne assurément. Les chaises de chez Randaxhe ont la patience de leurs empilements.

C'est à l'exercice d'attention renouvelé que le soi trouve à se fluidifier au contact de la Ville. Chaque parcours a son passage d'intentions éphémères dont la trace aussitôt s'efface à l'empreinte d'autres. Ce fil invisible su de soi seul fait à chaque pas l'objet d'une décision: ce pied-ci, le poserai-je ici ou là ? Quelle rotondité pavée l'accueillera pour le meilleur confort de soi ? Le corps sait tendre vers tel point sur l'autre trottoir. Le regard se pose sur les vagues du fleuve: elles contredisent le mouvement général vers l'estuaire portuaire. Elles sont à leur affaire, à suivre les soubresauts du vent de mer qui leur remonte les bretelles.

La mémoire fixe des instants. Pour elle, ces tracés existent toujours une semaine plus tard, grâce à l'évocation de ces notes de carnet qui disent un cheminement propre dans la ville. S'esthétise ainsi la marche par son environnement.


Walkscapes
Cette ville-là n'est pas forcément la mienne. Elle tend vers l'urbex sans les photos et avec d'autres intentions. La lecture de l'ouvrage permet de comprendre la démarche de Francesco Careri: il a fait, avec ses étudiant·e·s, de la marche un art civique. Sa démarche est novatrice, artistique & enrichissante. L'ouvrage permet de mieux comprendre les squats, les friches urbaines, la viduité de tant d'immeubles & surtout comment ils y cheminent.


Deux règles balisent ces marches romaines:

  1. Qui perd du temps gagne des espaces.
  2. On ne rentre pas par le même chemin.

Le retour n'inverse pas l'aller; cette pratique fonde les circuits de mes bornages liégeois. Les boucles s'explorent; s'y greffent d'autres qui déclinent un quartier. C'est ainsi qu'il devient familier à force de croisements dans mon Galileo personnel...


Deux sources principales peuvent nourrir une réflexion moins globalisante que ce mot d'ordre donné par l'asbl Tous à pied (anciennement Sentiers):

Résumé de l'article La marche comme art civique,
tel qu'il figure en entête dans la revue en ligne Sciences de la société:

« L’article entend montrer que l’architecte gagne à être perçu comme un marcheur en mesure

  • de communiquer avec les habitants du lieu
  • et de mettre en forme des solutions architecturales conformes à leurs attentes.

Pour l’architecte, la marche, véritable « art civique »,

  • représente l’outil participatif par excellence.
  • Elle révèle en effet les différentes manifestations physiques des inégalités socio-économiques.

L’article propose de ne suivre aucun itinéraire préconçu. Il n’y a pas de parcours linéaire:

  • on marche
    • vers une destination
    • et vers ce qui détourne de la destination;
  • on se dispose aux accidents de parcours.

Jouer avec le hasard et l’imprévu est en effet le seul moyen

  • de prendre la ville par surprise.
  • C’est le seul moyen d’interroger en profondeur les arbitrages rendus en termes d’aménagement de l’espace. »

L'ensemble du numéro, accessible en cliquant sur la couverture ci-dessus, est consacré au thème Marcher dans la ville.

 


Les déchirures citadines, là où le tissu urbain s'est effiloché en zones d'errances, livrent à nos pas des Walkscapes (landscapes for walking = paysages marchés, proposition personnelle). Le traducteur s'explique sur la non-traduction du terme, utilisé tel quel par l'auteur dans le texte italien: « Le titre de l'ouvrage de Francesco Careri, "Walkscapes" est intraduisible en français. Il s'agit d'un jeu de mots avec "landscapes" (paysages) comme il y en a d'autres. "Soundscapes" en est un autre, et on le rendrait en vain par "paysages sonores". » Je n'ai peut-être pas être pas le même sens de la vanité de cet art de la traduction que lui... car, après tout, à quoi servirait un traducteur si ce raisonnement était poussé dans ses retranchements ? Un néologisme anglophone ne s'e traduit pas forcément par un néologisme en français.

Il rejette explicitement "paysage marché", à côté de "paysages de la marche" et "paysages traversés à pied, etc." Sa note est plus argumentée, adossant sa raison (p. 21). Démarche transparente.


La pratique de la marche comme art civique est une esthétique de la marche à travers les interstices fractales de la ville qui se déconstruit sous l'effet de l'abandon. Explorer le monde  « des transformations urbaines qu'a subies ce qu'on appelait autrefois la campagne & dont il ne subsiste qu'une réalité trouée ou mitée... avec des taches vides dans la ville construite & des taches pleines au beau milieu de la campagne... appartenant aux suburbs (ville du dessous),

  • un abîme circulaire entre ville & campagne,
  • un endroit où les constructions semblent
    • s'évanouir de notre vue,
    • se dissoudre dans des babels ou des limbes rampantes. » 10