Dernier chapitre avant la conclusion du livre écrit par É. Delassus, Une géométrie des affects: La troisième partie de l’Éthique: modifié en remplaçant « Dieu » par « la Nature », (et en procédant aux accords féminins) comme le propose Michel Juffé dans Café Spinoza., à la suite de Spinoza lui-même: Deus sive Natura. Cela ouvre la lecture, cela la rend même plus compréhensible, davantage à l’entendement d’une personne agnostique.
L’amour intellectuel de la Nature
Comme le fait remarquer Chantal Jaquet, Spinoza qui est souvent présenté comme un philosophe de la joie devrait plutôt être défini comme un philosophe de l’amour dans la mesure où le point ultime auquel conduit le parcours de l’Éthique est un amour constant et éternel envers la Nature73. L’amour, sous sa forme passionnelle, se porte essentiellement sur des choses périssables et conduit généralement au flottement de l’âme, comme nous l’avons précisé précédemment. Il est donc nécessaire, pour que l’amour se trouve renforcé et qu’il ne soit plus entaché de tristesse, qu’il se porte sur une chose impérissable, c’est-à-dire sur une chose éternelle: Mais l’amour pour une chose éternelle et infinie repaît l’âme uniquement de joie, il est pur de toute tristesse; c’est cela qu’il faut ardemment désirer et rechercher de toutes ses forces74.
73 « Souvent présenté comme un philosophe de la joie, Spinoza devrait plus justement êtredéfini comme un philosophe de l’amour. Tout l’Éthique, en effet, tend à conduire l’home vers la béatitude ou liberté qui consiste, d’après le scolie de la proposition XXVI de la partie V, « dans un amour constant et éternel en vers la Nature, autrement dit dans l’amour de la Nature pour les hommes », Chantal Jaquet, « L’apparition de l’amour de soi dans l’Éthique », in Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, op. Cit., p. 259.
74 Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., p. 69.
Cet amour pour une chose éternelle trouve son accomplissement dans l’amour intellectuel de la Nature qui procède du second, mais surtout du troisième genre de connaissance, c’est-à-dire de la connaissance intuitive des choses singulières ou pour reprendre ce qu’écrit Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement de « la connaissance de l’union qu’a l’esprit avec la nature tout entière75 ». Autrement dit, ce que suggère l’expression même d’amour intellectuel de la Nature, c’est que la connaissance intuitive ne peut se manifester que sous la forme d’une joie ayant pour cause la compréhension par l’intellect de la véritable nature de la Nature.
Cette expression peut sembler étrange à qui n’a pas compris le lien qui unit les idées et les affects et qui a spontanément tendance à opposer la vie intellectuelle et la vie affective. En revanche, qui a compris que les passions étaient la manifestation des idées inadéquates et les actions véritables celle des idées adéquates ne peut être troublé par une telle expression. En effet, si l’on se réfère à la définition de l’amour en tant que joie accompagnée de l’idée de sa cause, il s’ensuit nécessairement que la connaissance de la Nature en tant
qu’elle constitue le plus haut degré de perfection de l’esprit est également accompagnée de joie. Aussi, comme la cause de cette joie se trouve en l’idée de la Nature que je perçois de manière adéquate par l’intellect, je ressens pour la Nature un amour intellectuel. Si la joie est l’affect par lequel se manifeste une augmentation de puissance, plus je connais la Nature plus la puissance de mon esprit augmente et plus je ressens de la joie. Comme cette joie vient de ma connaissance de la Nature, elle ne peut être qu’amour dans la mesure où elle [est] un affect corrélé à la perception de la Nature selon le troisième genre de connaissance.
75 Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., p. 71.
Cet amour n’est donc en rien paradoxal et tout amour actif est dans une certaine mesure amour intellectuel dans la mesure où il procède de l’idée adéquate de la chose aimée qui est toujours une manière d’être singulière de la Nature. En effet, comme le précise la proposition XXIV d’Éthique V: Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous connaissons la Nature76.
Par conséquent cette connaissance des choses singulière entraîne nécessairement l’amour envers la Nature. Reste à savoir si la Nature [elle]-même peut être affecté[e] d’un tel amour envers ceux qui sont affectés de joie par la présence en eux de son idée. Apparemment, il serait vain de vouloir être aimé par la Nature de la même manière que nous pouvons l’aimer. Ce serait même méconnaître sa véritable nature que d’espérer une telle conséquence de l’amour que l’on ressent envers lui: Qui aime la Nature ne peut faire effort pour que la Nature
l’aime en retour77.
Demander que la Nature nous aime serait croire que la Nature peut ressentir des affects comparables aux affects humains et faire preuve d’un anthropomorphisme qui est remis en question tout au long de l’Éthique. D’autant que penser que la Nature peut ressentir de l’amour reviendrait à penser que la Nature peut être affecté[e] de joie, ce qui reviendrait à penser
que la Nature peut se réjouir de voir sa puissance augmenter, alors que, par définition, cela est impossible puisque cette puissance est infinie. En d’autres termes vouloir être aimé par la Nature d’un amour comparable à celui que nous pouvons ressentir à son égard reviendrait à vouloir que la Nature ne soit pas la Nature.
76 Spinoza, Éthique V, proposition XXIV, op. cit., p. 517.
77 Spinoza, Éthique V, proposition XIX, op. cit., p. 509.
Néanmoins, les choses semblent être plus compliquées qu’il n’y paraît dans la mesure où Spinoza affirme ensuite, quelques propositions plus loin: la Nature s’aime [elle]-même d’un amour intellectuel infini78.
Ce qui sous-entend que la Nature est cause pour [elle]-même d’une joie infinie qui ne serait pas le sentiment d’une augmentation de puissance, mais plutôt la jouissance pleine et entière de son infinie puissance. Mais, son amour peut également prendre une autre forme: L’amour intellectuel de l’esprit envers la Nature est l’amour même de la Nature, dont la Nature s’aime [elle]-même, non en tant qu’[elle] est infini[e], mais en tant qu’[elle] peut s’expliquer par l’essence de l’esprit humain, considéré sous une espèce d’éternité, c’est-à-dire, l’amour intellectuel de l’esprit envers la Nature est une partie de l’amour infini dont la Nature s’aime [elle]-même79.
En conséquence, comme l’énonce le corollaire de cette proposition: De là suit que la Nature, en tant qu’[elle] s’aime [elle]-même, aime les hommes, et, par conséquent, que l’amour de la Nature pour les hommes, et l’amour intellectuel de l’esprit envers la Nature, est une seule et même chose80.
La difficulté est donc ici de comprendre comment une Nature qui apparaît comme initialement indifférent[e] aux hommes peut ensuite être caractérisé[e] comme susceptible de ressentir de l’amour envers eux. Si l’on se réfère à ce qui est écrit dans ce corollaire, la Nature s’aime donc [elle]-même au travers de l’amour dont peut être affectée pour [elle] une de ses manières d’être qui est l’homme. En conséquence, la Nature aime les hommes qui, en tant que manières d’être, expriment toute sa puissance. Autrement dit, la Nature aime les hommes à travers l’amour intellectuel qu’ils ressentent pour [elle], car l’amour de la Nature pour [elle]-même implique l’amour que les hommes, qui sont parvenus à la connaissance de sa véritable nature, ressentent envers [elle].
78 Spinoza, Éthique V, proposition XXXV, op. cit., p. 529.
79 Spinoza, Éthique V, proposition XXXVI, op. cit., p. 529.
80 Spinoza, Éthique V, corollaire de la proposition XXXVI, op. cit., p. 529.