L'incursion citadine vespérale m'a fait rejoindre une quarantaine de Liégeois·es, partageant la même inquiétude bien identifiée face à l'extrême droite qui a envahi l'Europe aussi. Cela se passait à la Cité MIroir, à l'invitation de Présence & Action Culturelle. [We were likeminded: it was warmheatening.] Le temps consacré aux questions a aussi permis aux auteurs de repartir avec un personnage pertinent de l'extrême droite francophone belge ainsi que l'affirmation ferme du premier ministre fédéral, tel un parangon belliciste et antisocial.
La présentation de l'ouvrage a démarré par un bref extrait de l'intervention filmée d'une influenceuse d'extrême droite française qui a servi de balise terminologique à la dsicussion entre l'animatrice et les deux auteurs,.qui ont eux-mêmes honnêtement convenu avec la salle; leur intention en écrivant l'ouvrage n'était pas de nous offrir des armes pour réagir adéquatement depuis la gauche. Pas de notes prises sur le vif. J'y cherchais davantage à m'imprégner d'un état d'esprit; et, comme abonné numérique à Libé, je continuerai de suivre leurs analyses dans la lettre d'infos hebdomadaire Frontal qu'ils consacrent à cette mouvance politique dangereuse.
La table des matières de l'ouvrage est très opportunément placée en deuxième de couverture, ce qui permet à la lecture de se situer aisément lors de sa progression. Elle se divise en six chapitres:
1. La mouvance et ses racines
2. Le prix de l'humour politique
3. Le business de l'extrême droite sur Internet
4. Le rôle des femmes
5. L'émergence d'un écosystème médiatique
6. Le RN (ne) leur dit (pas) merci
L'animatrice de cette avant-soirée a lancé la présentation à 18h15 (pour 18h, toujours cette prime aux retardataires !). Nous étions une large majorité à être à l'avance, coincée au deuxième étage pendant que la salle était préparée...
Mettre un visage puis une voix sur chacun des deux auteurs de cet excellent catalogue du fascisme français était une des raisons de ma présence. Le tram tout neuf offre désormais une approche apaisée du centre-ville, par sa fréquence de passages.
Le sentiment qui persiste après ces deux heures (j'ai repris le tram vers 20h15) est la nécessité de la présence d'un cadre plus large dans lequel cet ouvrage s'insèrerait avec grand à-propos comme un relevé très adéquat de la fachosphère française Il me semble qu'une Analyse en Ligne du Centre de Recherches et d'Information Socio-Politique (Crisp, Bruxelles) intitulée La démocratie face aux extrémismes pourrait constituer ce cadre élargi; c'est pourquoi j'ai choisi d'inclure cette analyse en lui ajoutant un plan et en la munissant d'intertitres clarificaturs sans rien modifier au texte de son auteur.
Il me semble également utile de mentionner les efforts méritoires d'un chercheur de l'Université de Liège, François Debras, qui est en train de constituer une banque d'outils susceptibles de se révéler utiles sous le vocable général de POPEX.
L'article ci-dessous me semble complémentaire de l'ouvrage pour la situation en Belgique; c'est la raison pour laquelle je le joins. Je suis conscient de sa longueur; sa structuration est tellement limpide qu'il m'a aidé à mieux (a)percevoir les enseignements possibles. L'auteur bute malheureusement sur deux impasses qui sont rhédibitoires et laissent chacun de nous dans une impuissance pénible à vivre.
La démocratie face aux extrémismes
LES @NALYSES DU CRISP EN LIGNE – 31 JANVIER 2025 AL 2025-07
Vincent de Coorebyter
PLAN
Introduction
Première partie: Cinq courants disparates
Premier courant : l’extrême droite
Deuxième courant : la gauche radicale
Troisième courant : l'islamisme
Quatrième courant : la mouvance environnementale
Cinquième courant : les wokes
Deuxième partie: Les causes
Première cause : montée en radicalité
Deuxième cause : malaise social, difficultés rencontrées dans la vie quotidienne, angoisses
Troisième cause : l'individualisme
Troisième partie: Les réponses possibles
Deux impasses
Trois pistes plus modestes:
1. déployer des stratégies d’écoute et de maillage social
2. régulation du Web et des réseaux sociaux
3. faire intervenir le droit
Trois garde-fous
Premier garde-fous : L’éducation familiale
Deuxième garde-fous : L'école
Troisième garde-fous : l’information objective, contradictoire et nuancée
Introduction
Quelles sont les raisons de l’actuelle montée en puissance de la radicalité, alors que la fin du 20e siècle était apparue comme un moment d’apaisement idéologique ?
Depuis quelques années, on assiste à une montée de la radicalité dans l’espace social et politique. L’objectif de cet article est de cerner quelques contours et quelques causes de ce phénomène, de comprendre la manière dont il affecte la démocratie et de voir quelles réponses on pourrait y apporter. Mais avant d’aborder ces différents points, il convient d’apporter une précision terminologique.
On emploie souvent le terme d’extrémisme pour qualifier le phénomène que nous traitons ici, et cela explique pourquoi nous reprenons ce terme dans notre titre. Pour autant, nous préférons parler de radicalité, car ce terme est moins connoté que celui d’extrémisme. Ce dernier sert généralement à disqualifier un adversaire, et est récusé par ceux qui sont ainsi visés : le mouvement des Soulèvements de la Terre, par exemple, juge que l’extrémisme est dans l’autre camp, celui de la police française et de l’agression contre la Terre et le vivant.
« Extrémisme » est aussi une étiquette fragile, qui risque d’être invalidée par l’Histoire.
Malgré les violences contre les biens, et même contre les personnes, commises à l’époque par le mouvement des suffragettes au Royaume-Uni ou par les militants des droits civiques aux États-Unis, on ne les qualifie plus d’extrémistes, aujourd’hui, parce qu’après coup, leur combat paraît juste. Mais au présent, qui peut décider qu’un combat radical voire violent est juste, et sur la base de quel critère ? Les objectifs, les discours, les actes ? Il faut noter, en tout cas, que les extrémistes ne se reconnaissent pas comme tels : ils s’estiment lucides, se croient en phase avec la réalité.
Rappelons enfin que la démocratie ne peut rien, a priori, contre les idées extrémistes, qui sont des idées parmi d’autres, protégées par la liberté d’expression. Elle réprime par contre la violence et les atteintes à l’ordre public. Il nous semble donc préférable de parler de violence pour disqualifier des actes problématiques, et de radicalité, au plan des idées, afin d’employer un terme plus neutre que celui d’extrémisme.
Première partie: Cinq courants disparates
Notre société est traversée par une multitude de courants idéologiques que l’on peut qualifier de radicaux, soit dans leur globalité, soit en ce qui concerne une partie de leurs modes d’expression. Nous n’en retiendrons ici que cinq, très différents entre eux, organisés ou non au plan politique, mais qui ont en commun de mobiliser une part significative de la population et d’avoir des impacts sur le fonctionnement de la démocratie. Lorsque cela nous paraîtra nécessaire, nous serons amené à justifier leur évocation dans ces pages ou à préciser leurs caractéristiques, alors que dans d’autres cas de telles précisions nous paraissent superflues.
Premier courant : l’extrême droite
Sans surprise, nous commencerons par l’extrême droite, en visant également sous ce terme l’idéologie nationale-populiste. S’il n’est pas nécessaire de présenter cette nébuleuse, il convient, au risque de surprendre, de lui accorder un impact positif sur la démocratie, mais dans des limites bien précises. L’extrême droite attire en effet l’attention sur de réels enjeux, auxquels une partie de l’opinion est sensible et que les autres courants idéologiques tendent à minimiser ou à passer sous silence. Cela ne signifie pas, pour autant, qu’elle apporte de fausses réponses à de vraies questions, comme Laurent Fabius l’affirmait en 1984. Souvent, elle pose mal les questions, à l’instar de cette interrogation consistant à demander s’il y a trop d’immigrés dans le pays, comme si l’on parlait d’éoliennes et non d’êtres humains.
L’extrême droite abîme la démocratie en créant une fracture dans la collectivité nationale, en agitant le spectre d’un ennemi de l’intérieur. Par son programme et sa rhétorique, elle légitime les discriminations et mine le principe d’égalité. Elle détourne le débat politique vers un combat obsessionnel, le triptyque immigration-sécurité-identité, en entraînant parfois la droite dure dans son sillage ou en lui permettant de dire tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Lorsqu’elle est contenue par un cordon sanitaire, elle gèle un certain nombre de sièges qui seraient utiles pour former un gouvernement ; lorsqu’elle accède au pouvoir, ou qu’elle soutient un exécutif de l’extérieur, elle impulse des politiques qui malmènent les droits fondamentaux. Son action est donc essentiellement négative pour la démocratie, sans que celle-ci ose, pour autant, censurer ce type de partis, qui sont désormais protégés par leur audience électorale.
Deuxième courant : la gauche radicale
La relation de la gauche radicale à la démocratie n’est pas de même nature. Qu’elle soit d’inspiration maoïste comme le PTB en Belgique ou de type populiste comme les Insoumis en France, elle a le mérite de porter des questions moins propices à des dérives : elle relance la réflexion sur les inégalités et la précarité, elle dénonce les effets pervers du capitalisme et de certaines normes adoptées par l’Union européenne en matière d’orthodoxie budgétaire ou de dérégulation des services publics. En adoptant des positions plus tranchées que la social-démocratie, elle arrime une partie du corps électoral au champ démocratique plutôt que de la laisser basculer vers l’extrême droite.
Sur le versant négatif, on peut douter de sa capacité à transformer l’ordre établi en participant au pouvoir : à ce jour, par ses exigences de rupture sans compromis et un style parfois agressif, elle reste à l’écart des coalitions gouvernementales tout en affaiblissant les autres partis de gauche. On peut aussi lui reprocher de soutenir, plus ou moins ouvertement, des revendications d’inspiration islamiste et, surtout, des régimes autoritaires qui la séduisent par leur anti-américanisme.
Troisième courant : l'islamisme
Depuis la révolution iranienne de 1979, et dès le milieu des années 1980 en Belgique, on a vu se développer un islamisme dont les contours sont bien connus. Son droit à l’existence ne peut pas être mis en cause, puisqu’il est protégé par les libertés d’expression, d’association et de culte. Pour autant, dans la mesure où elle prône la suprématie de la sharia sur les lois civiles, cette interprétation radicale de l’islam malmène la démocratie : elle défend des préceptes en rupture avec nos standards en matière d’égalité hommes-femmes, de neutralité de l’État et de liberté de choix face au port du voile, au respect du ramadan ou en matière sexuelle, et va jusqu’à engager des bras de fer avec les autorités pour modifier certains aspects de la législation ou pour contester le primat de la loi civile. En cultivant l’opposition entre les croyants et les « mécréants »
(« kouffar »), l’islamisme favorise un entre-soi communautaire et alimente des tensions dans les écoles, dans certains services publics et dans des entreprises telles que la STIB.
À quelques mandats locaux près, il n’est jamais parvenu à percer au plan politique, mais il renforce, à sa manière, la division proclamée par les populistes entre « eux » et « nous », la partition de la société entre blocs communautaires qui seraient voués à une méfiance réciproque, soit l’inverse du vivre-ensemble démocratique.
Quatrième courant : la mouvance environnementale
Après l’extrême droite, la gauche radicale et l’islamisme, on s’étonnera peut-être que nous passions à présent à la mouvance environnementale, qui lutte sur de tout autres
fronts (le climat, la biodiversité, la cause animale…). Si nous l’évoquons ici, c’est dans la mesure où une partie de ses militants fait preuve de radicalité dans la pression exercée sur le pouvoir politique : dans différents pays européens, des citoyens détruisent des infrastructures emblématiques du système industriel ou agro-alimentaire ; en Belgique, la désobéissance civile prend des voies plus pacifiques mais est bel et bien revendiquée afin de forcer les gouvernements à aller dans la bonne direction. En outre, le combat pour l’environnement passe par une offensive culturelle de grande ampleur qui inquiète une partie de l’opinion : on peut citer, en vrac, des tentatives d’imposer le véganisme, la dénonciation de la consommation de viande, des attaques contre l’agriculture intensive et l’industrie agro-alimentaire, une mise en évidence sans concession de la souffrance animale (pas seulement à propos du foie gras), un discours antispéciste, un éco-féminisme hostile au « virilisme »…
Quoi que l’on pense de ces combats, leur impact sur la démocratie est fondamentalement positif : le débat politique a besoin de vigilance à l’égard des méfaits du productivisme ; la planète et la société ont tout à gagner à voir éclore des manières alternatives de produire et de consommer. La radicalité d’une partie du monde environnementaliste a cependant des effets pervers : elle polarise le débat, elle détourne l’attention vers les moyens plutôt que vers les fins (on peut penser ici à la dégradation symbolique d’œuvres d’art) ; elle transforme parfois les opposants en adversaires, le combat politique en condamnation morale ; elle suscite de l’incompréhension ou du rejet dans certaines composantes de la société, quand c’est le mode de vie ou le gagne-pain qui est ciblé. C’est sans doute une des raisons du backlash anti-écologiste auquel on assiste aujourd’hui, même si l’on peut aussi estimer qu’il est d’abord dû à des efforts mal répartis.
Cinquième courant : les wokes
Le dernier courant d’idées radical qu’il nous faut évoquer est celui des « wokes ». Sur ce point aussi, une précision terminologique s’impose. Nous n’emploierons pas le terme
de « wokisme », étiquette péjorative employée par les adversaires des wokes. Par contre, le terme « woke » vient du milieu des militants noirs aux USA, puis des campus
américains dans les années 2010, et a été repris à son compte par le mouvement Black Lives Matter, avec le slogan « stay woke », « reste éveillé » : « woke » relève de l’autodésignation et peut donc être employé dans un sens non polémique.
Cela étant posé, rappelons quelques facettes radicales de cette nébuleuse complexe.
Dans le cadre de leur combat contre les discriminations, les wokes déconstruisent des pans entiers de notre système social, qu’ils analysent du point de vue des minorités et à l’aide de la notion de domination. À cette aune, la société occidentale apparaît comme un empilement de constructions arbitraires, dominatrices et discriminatoires, constructions sociales dont les victimes sont les femmes, les orientations sexuelles minoritaires, les identités de genre non binaires, les « racisés », les musulmans…
Les wokes mènent aussi une offensive contre les représentations, le langage et les comportements : ils prônent l’interdiction de termes jugés offensants (« masculin »,
« féminin », « femme », qui marginalisent les personnes transgenres), l’écriture inclusive, l’usage de pronoms (dont « iel ») qui détruisent les codes établis, la réécriture de livres dont le lexique pourrait offenser des minorités (recours aux sensitivity readers : par exemple, chez Roald Dahl, « gros » disparaît, « blanc » devient « pâle », « père et mère » deviennent « parents »), la cancel culture (déboulonnage ou destruction de statues, écartement de certaines œuvres littéraires du programme des universités…), l’interdiction de l’appropriation culturelle…
S’il provoque de l’hostilité dans les milieux conservateurs et une certaine incompréhension dans le grand public, le combat des wokes a des effets globalement positifs sur la démocratie : il réclame d’en accomplir la promesse, il veut contraindre le modèle universaliste à respecter ses valeurs d’égalité et de liberté, qui sont bafouées lorsque des minorités subissent des discriminations ou se voient privées de liberté de choix. À ce titre, le combat mené par les wokes ne devrait pas susciter de polémiques, mais certaines des méthodes employées au nom de ce combat posent question. On peut ainsi épingler, pour l’essentiel : une polarisation idéologique intense et simplificatrice, une division du monde entre « dominants » et « dominés » ; une tendance à définir les personnes dites dominées par leur appartenance minoritaire et à essentialiser cette différence en exigeant une fidélité au groupe dominé ; le fait de vouloir réserver l’expression des discriminés aux discriminés eux-mêmes, seules des femmes noires pouvant parler des problèmes rencontrés par les femmes noires, par exemple ; le recours à la stratégie américaine du « name and shame », de la dénonciation publique de coupables désignés comme tels sans respect de la présomption d’innocence ; la disqualification de contradicteurs au nom de ce qu’ils sont, de leur appartenance au groupe des Blancs, des mâles, des hétérosexuels, des colonisateurs, des cisgenres, des spécistes… ; la pratique, rare mais bien réelle, de la censure (empêchement de débats, annulation forcée de conférences ou de colloques, intimidations physiques…). Ces manières de faire, très controversées, sont un des motifs du backlash qui sévit dans ce domaine aussi. Mais elles ne doivent pas faire oublier que les forces politiques parties en croisade contre le « wokisme » aux États-Unis, en Hongrie, en Pologne, au Brésil, en Argentine… sont nettement plus liberticides que les tendances wokes radicales : aux États-Unis, pour contrer le « wokisme », 10 000 livres ont été visés par une procédure de censure ou de retrait des bibliothèques publiques en 2023-2024, selon le PEN America.
Deuxième partie : Les causes
Les cinq courants que nous avons retenus sont d’apparition récente, ou ont connu un regain de succès au cours des dernières années. Cette montée en puissance de la radicalité est une surprise, car la fin du 20e siècle était apparue comme un moment d’apaisement idéologique, au point que l’on a diagnostiqué la fin des idéologies voire la fin de l’Histoire. Le terrorisme d’extrême droite et d’extrême gauche avait disparu, l’opposition entre l’Est et l’Ouest s’était effondrée avec le Mur de Berlin, le vieux combat entre la matrice catholique et le monde anticlérical s’était affaibli en même temps que le catholicisme, la démocratie, les droits de l’homme et l’économie de marché semblaient faire consensus. À ce moment, la tendance dominante était au relativisme, à l’acceptation des différences en matière de culture, de mœurs et d’opinion : l’Occident semblait opter pour une morale ouverte, tolérante au plan des valeurs et des choix de vie. Même si cette question est redoutable et ne pourra être qu’effleurée ici, il faut donc se demander ce qui peut expliquer ce renversement de situation.
Première cause : montée en radicalité
La cause la plus importante de la montée en radicalité nous semble résider dans le fait qu’il existe de vrais motifs de colère, inscrits dans la réalité, sous deux formes au moins. Tout d’abord, une bonne partie des accusations et des revendications évoquées ici est légitime, procède d’un choc entre la persistance d’un ordre injuste et la volonté de le transformer en profondeur. Cela vaut en particulier pour les wokes, qui s’attaquent à un legs historique substantiel, profondément ancré ; pour la gauche radicale, qui bute sur la résistance du système économique établi, sur le lobbying du monde des entreprises et sur l’adhésion collective au capitalisme en tant que générateur de biens de consommation; et pour les associations environnementalistes, les effets pervers du productivisme (climat, biodiversité, risques pour la santé) touchant durement les plus pauvres tout en profitant aux plus riches et en générant de l’éco-anxiété chez les jeunes. Dans les trois cas, des militants s’engagent dans la radicalité en vertu d’une logique que Rousseau avait anticipée. Le contrat social est rompu, des phénomènes choquants sont à l’œuvre alors qu’ils auraient pu être évités, des parties du peuple souverain ne peuvent plus se satisfaire du jeu politique ordinaire et recourent à différents modes de pression ou à l’action directe pour défendre leurs exigences.
Deuxième cause : malaise social, difficultés rencontrées dans la vie quotidienne, angoisses
Ensuite, à un moindre degré de conscience politique, il existe un terreau fait de malaise social, de difficultés rencontrées dans la vie quotidienne, d’angoisses sincères et partiellement fondées. Cet état de fait nous paraît décisif pour comprendre la montée du populisme ou de l’extrême droite. Ce type de convictions est surtout présent au sein des catégories sociales modestes, à faible niveau d’instruction ou de diplôme, à bas revenus, qui occupent des emplois offrant peu de perspectives ou qui connaissent des périodes de chômage, qui sont confrontées à la hausse constante du prix des loyers dans les villes, qui éprouvent un fort sentiment de déclassement et de l’inquiétude pour leurs enfants en proie à des difficultés scolaires ou d’emploi, qui souffrent de l’engorgement des services publics (hôpital, école, crèches, transports…), qui jugent s » des contraintes écologiques mal ciblées, injustement réparties ou mal expliquées. En outre, sur un fond de méfiance séculaire à l’égard de l’étranger, les mêmes catégories sociales sont sensibles à des événements médiatisés et à des situations de la vie quotidienne qui les conduisent à identifier des menaces insupportables :
problèmes d’insécurité (dont ceux liés à la drogue), montée de l’islamisme politique, nombre croissant de demandeurs d’asile et d’immigrés illégaux qui font figure de concurrents dans le cadre des politiques de redistribution, contestation par les wokes de hiérarchies sociales et de modes de représentation forgés par l’Histoire, sentiment que la gauche a abandonné la défense des personnes modestes au profit des minorités…
Il entre, en tout cela, des facteurs qui relèvent de l’imaginaire ou des mentalités, mais le repli sur des visions identitaires s’ancre dans le fait d’être ou de se sentir bloqué, oublié, méprisé par le système.
La réceptivité à l’égard de l’islamisme s’explique elle aussi, pour partie, par des impasses ou des inquiétudes au plan social. Mais il y a des motifs plus spécifiques à la séduction qu’un islam rigoriste peut exercer sur certains membres de la population musulmane.
Cette dernière[la population musulmane] est en butte à des discriminations en matière d’emploi et de logement, et à des interdits en ce qui concerne le port du voile à l’école et dans certains lieux de travail. Elle se heurte à une xénophobie plus ou moins discrète ; elle peut être sincèrement choquée par la sexualisation des filles, la pornographie ou les revendications LGBTQIA+ ; elle trouve dans le rigorisme religieux de quoi légitimer le rôle traditionnel des femmes et l’autorité des pères de famille et des grands frères ; elle vit l’islam comme un lien social et une fierté identitaire. Sur fond de contexte mondial favorable (importation du salafisme, du frérisme et du wahabisme, influence de la Turquie d’Erdogan, rôle des chaînes satellitaires des pays d’origine, propagande sur le Net…), il n’y a pas lieu de s’étonner du mélange d’assimilation et de repli religieux qui s’observe au sein de populations issues de l’immigration.
Troisième cause : l'individualisme
Si nous revenons à présent à des causes plus transversales, valant pour la plupart des courants évoqués ici, il faut épingler le rôle majeur joué par le phénomène sociologique connu sous le nom d’individualisme 1.
Au départ, l’individualisme a renforcé la démocratie. Il englobe en effet un droit à penser et à décider par soi-même, une généralisation de l’esprit critique, un refus de se soumettre passivement à l’autorité. En outre, parce qu’il s’accompagne d’un respect pour la singularité individuelle sous toutes ses formes, l’individualisme a favorisé la lutte pour l’égalité des droits et contre les discriminations. Mais on en mesure aujourd’hui les excès, qui fragilisent la démocratie. Toutes les fonctions d’autorité sont mises en cause, de la politique à la science en passant par la justice et les médias ; les institutions subsistent, vaille que vaille, mais la parole qu’elles incarnent ou qu’elles diffusent est sujette à caution, suspecte, systématiquement attaquée. Par ailleurs, le relativisme bienveillant de la fin du 20e siècle cède la place à une auto-affirmation arrogante, à un sentiment de suffisance (nous valons autant que « ceux qui savent »), à une prétention à juger par soi-même, à choisir ses sources d’information et même ses « vérités alternatives » (complotisme, platisme…).
Toujours au rang des causes transversales, nous devons encore citer l’impact d’Internet et des réseaux sociaux. Ici aussi, l’effet attendu sur la démocratie était positif : on a pu rêver d’une « e-démocratie », de voir Internet servir de forum mondial et ouvert dans lequel le public ferait vivre un débat libre et contradictoire, indépendant des pouvoirs et des médias. Cet idéal n’a pas disparu, mais la pratique du Net s’est pervertie. Internet est surtout devenu le relais des pulsions sexistes, racistes et complotistes, après avoir constitué un champ médiatique de substitution pour l’extrême droite, dès les années 1990 ; de la même manière, c’est un des principaux vecteurs d’influence et de recrutement de l’islamisme radical. En termes de modalités de débat, le fonctionnement
du Web, en raison notamment de ses outils algorithmiques, favorise les transferts viraux de rumeurs ou de fake news. Les discussions qui s’y déroulent ne permettent pas de construire des vérités communes ni de distinguer entre les opinions et les faits : elles sombrent souvent dans des approximations, des excès de rapidité, des déformations de la vérité ; à côté de débats menés avec rigueur, on y décèle surtout un goût de l’outrance ou du spectaculaire, l’influence des valeurs et des intérêts sur le jugement.
Comme l’ont montré de nombreux spécialistes qui parlent de « chambres d’écho » et de « bulles de filtre », le Web favorise le filtrage de l’information et l’isolement intellectuel, le renforcement des convictions acquises par un mécanisme de répétition, d’approbation mutuelle et de critique systématique du point de vue opposé. Loin de l’idéal d’ouverture originel, il alimente surtout un entre-soi bloqué sur la certitude d’avoir raison et sur le droit que l’on s’arroge à dénoncer la nocivité de l’adversaire. La coïncidence temporelle entre le développement de l’individualisme et celui d’Internet est parfaitement accidentelle, mais les deux phénomènes se nourrissent l’un de l’autre, ce qui accentue leurs effets pervers.
Troisième partie: Les réponses possibles
Malgré ce qui les distingue, les différentes idéologies prises en compte dans notre réflexion partagent une même tendance à la radicalité militante, dont certains effets sont problématiques : on juge ses propres revendications supérieures aux autres, on veut voir sa propre volonté politique intégralement traduite en actes, sans prendre en compte la complexité des enjeux ou des attentes. Cette radicalité affaiblit la capacité à mener un dialogue ouvert et argumenté, sensible à la contradiction ; elle mine la reconnaissance de la légitimité de l’adversaire idéologique, assimilé à un ennemi ; elle ringardise le souci de la volonté générale, qui impose de se décentrer, d’admettre la légitimité des autres citoyens, d’articuler la complexité des valeurs, des situations et des intérêts ; elle sape le sens du compromis, qui constitue un partage du pouvoir et de la légitimité.
Pour autant qu’on le juge nécessaire, comment rectifier le tir et rétablir davantage d’ouverture et de nuance ? En première analyse, deux solutions de grande ampleur se proposent, mais qui sont des impasses.
Première impasse : on pourrait sortir de l’ornière en répondant aux difficultés environnementales, sociales, de discrimination et de vie quotidienne qui nourrissent des émotions négatives (impuissance, sentiment d’injustice, colère…) et qui ne sont pas seulement fondées sur de l’imaginaire. Mais pour faire reculer ainsi les inclinations à la radicalité, il faudrait faire reculer simultanément le capitalisme, la menace climatique et environnementale et les différents mécanismes de discrimination hérités de l’Histoire, sans provoquer pour autant de backlash. Autant dire que l’entreprise est vouée à l’échec, même si tous les progrès obtenus dans cette voie sont bons à prendre.
Seconde impasse : si l’on s’accorde sur ses effets pervers, on pourrait être tenté de juguler l’individualisme, d’en éviter les excès. Mais cette voie est sans issue : on ne modifie pas les mentalités de manière volontariste, on ne décrète pas l’arrêt ou l’inversion d’une lame de fond sociologique, qui s’ancre dans des conditions initiales profondes et complexes.
Si l’on fait le deuil de ces réponses de grande ampleur, trois pistes plus modestes se profilent, qui paraissent cette fois praticables.
Première piste plus modeste
La première piste consiste à déployer des stratégies d’écoute et de maillage social afin d’apporter des réponses concrètes aux sentiments d’abandon et aux difficultés de la vie quotidienne qui alimentent la colère et la désespérance (inégalités, discriminations, déséquilibre entre économie et écologie, déficit d’offre et d’efficacité des services publics…). L’entreprise est plus difficile qu’il n’y paraît, car les défis sont divers et multiples ; en outre, il n’est pas toujours facile de nommer les sujets qui irritent sans choquer les uns ou les autres. Quoi qu’il en soit, il serait bon de démultiplier les réponses concrètes aux tensions qui minent les existences, en agissant à l’échelle locale aussi bien qu’à un niveau plus global et en associant les citoyens aux dispositifs mis en place – ou en apportant un appui aux initiatives proprement citoyennes. Cela demande un investissement conjoint du monde politique et de la société civile, qui est déjà à l’œuvre en Belgique mais qui reste insuffisant.
Deuxième piste plus modeste
Autre piste modeste, mais potentiellement utile : la régulation du Web et des réseaux sociaux. Après des décennies d’un laisser-faire encouragé par l’utopie californienne d’un espace de liberté autorégulé, Internet a fini par inquiéter les pouvoirs publics en raison des fake news et des contenus haineux qui s’y déploient presque sans modération.
L’Allemagne, en 2017, et la France, en 2018, ont adopté des lois contre la désinformation, et l’Union européenne leur a emboîté le pas avec, notamment, son Digital Services Act, qu’il est encore possible de renforcer. Cette stratégie est cependant délicate, car la frontière est mince entre régulation et censure. Pour autant, responsabiliser les internautes et surtout les GAFAM semble indispensable et potentiellement efficace, même s’il faut être conscient qu’il s’agit d’une course de vitesse qui ne sera jamais définitivement gagnée. Quelles que soient les mesures prises, les acteurs du Net répondront par des manœuvres de contournement et par des innovations techniques, tandis que les États n’oseront sans doute pas aller très loin dans la régulation de peur d’apparaître comme liberticides.
Troisième piste qui mérite réflexion : faire intervenir le droit, le contrôle, la répression ou l’interdiction par-delà l’enceinte du digital. S’il est inconcevable de frapper ainsi la gauche radicale, le monde environnementaliste ou les wokes, des mesures de ce type ont déjà été proposées à propos de l’extrême droite et de l’islamisme, et les cibles pourraient être élargies aux organisations qui recourent à la violence contre les personnes, quel que soit leur combat. Pour autant, de telles dispositions resteraient sans doute marginales, car contraires à la tradition libérale de la Belgique, dont la Constitution interdit de prendre des mesures préventives restreignant la liberté d’expression, de culte ou d’association : la Constitution permet seulement de réprimer les délits commis dans l’exercice des libertés, délits qui doivent être caractérisés comme tels dans le code pénal. Il est donc juridiquement délicat d’interdire ou de dissoudre
des partis ou des groupements : il a fallu que l’organisation Sharia4Belgium soit reconnue comme terroriste pour que son fondateur, Fouad Belkacem, soit condamné par la justice en 2015 et en 2016. En outre, de tels partis et groupements peuvent se recréer facilement après une dissolution volontaire ou contrainte, ou simplement changer de nom comme l’ont fait Sharia4Belgium et le Vlaams Blok. Une fois inquiétés, ces groupes sont assez habiles pour rester en deçà du risque d’infraction, pour jouer de l’allusion ou pour ne montrer leur vrai visage que dans des enceintes discrètes. Il se pose aussi un problème de volonté politique : au terme d’une longue saga relative au financement des partis politiques et à la correctionnalisation des délits de presse, la loi n’a pas permis de condamner le Vlaams Blok à autre chose qu’une amende pour incitation à la haine raciale. Il est encore possible, comme l’a proposé Patrick Charlier, le directeur d’Unia, d’élargir la correctionnalisation des délits de presse à tous les contenus haineux et discriminatoires, quel que soit leur support, afin d’éviter que certains délits soient renvoyés aux assises et jamais jugés. Mais une telle proposition en dit long sur la timidité des autorités belges en la matière, timidité que l’on peut comprendre. D’une part, il faut éviter d’exercer une police de la pensée ; d’autre part, il serait vain de n’effacer que des symptômes visibles, des paroles publiques inacceptables, sans traiter les causes qui conduisent à de tels excès. Il n’en reste pas moins qu’une réflexion sur les pouvoirs du droit pourrait être relancée afin de contrer certains types de discours.
Trois garde-fous
Au risque de paraître pessimiste, il nous faut encore envisager trois garde-fous prometteurs sur papier mais dont la force d’impact nous paraît sensiblement affaiblie.
Premier garde-fous : L’éducation familiale
L'éducation familiale devrait pouvoir servir de digue, mais elle est moins efficace que par le passé en raison de l’individualisme, qui sème le doute dans l’esprit des parents quant à leur droit à transmettre des principes, et de l’empire des écrans, qui contracte le temps d’échange et de formation au sein des familles.
Deuxième garde-fous : L'école
L’école devrait également pouvoir jouer un rôle fondamental, mais on sait qu’en Belgique elle est minée par de nombreuses difficultés (pénurie d’enseignants bien formés, perte de légitimité en raison de l’individualisme, redoublements et décrochages qui rendent les élèves imperméables aux discours tenus, jeux d’influence de la part de certains groupes de pression…).
Troisième garde-fous : l’information objective, contradictoire et nuancée
Enfin, l’information objective, contradictoire et nuancée, attachée à la nuance et aux faits, est essentielle face au dogmatisme ou aux simplifications dont certains mouvements radicaux font preuve. Mais les médias rigoureux sont concurrencés par les réseaux sociaux, qui sont devenus la principale source d’information chez les jeunes et les moins diplômés, ainsi que par des sites non professionnels – sans parler des entreprises de déstabilisation menées à coups de fake news par des ingénieurs du chaos, pour reprendre l’expression de Giuliano da Empoli 2.
L’ambiance dominante ne semble donc pas près de changer dans notre société. Ce qui n’interdit pas, au contraire, de préférer être un partisan radical de la nuance.
Cet article a été originellement publié dans : L’Artichaut, n° 42/2, janvier 2025, pages 6-12. [Magazine culturel de l'Université Interâges de l'ULB.] Pour citer cet article dans son édition électronique : Vincent DE COOREBYTER, « La démocratie face aux extrémismes », Les @nalyses du CRISP en ligne, 31 janvier 2025, www.crisp.be.
Notes
1 Cf. Alain ERALY, Une démocratie sans autorité ?, Toulouse, Érès, 2019 ; Jean-Claude KAUFMANN, La fin de la démocratie. Apogée et déclin d’une civilisation, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2019 ; Jean-Pierre LE GOFF, Malaise dans la démocratie, Paris, Fayard (« Pluriel »), 2017.
2 Giuliano DA EMPOLI, Les ingénieurs du chaos, Paris, JC Lattès, 2019.