L'école à l'heure de l'IA est le titre d'une conférence à laquelle j'ai assisté le 27 mai en soirée. Elle a duré un peu plus d'une heure et a été suivie de quelques questions émanant de la salle. Le conférencier du jour était Salvatore Anzalone. Il « est Amaytois, ancien conseiller communal, père de trois jeunes adultes. Il est Directeur général de l'Enseignement et de la Formation à la Province de Liège. Il est également Président de la Chambre des Hautes Écoles et de l'Enseignement supérieur de Promotion Sociale. » Ainsi était-il introduit sur le site du Centre Culturel d'Amay où il avait présenté une conférence avec un même intitulé, invité par le CAL Liège. J'y ai assisté à Neupré six jours plus tard. & c'est tant mieux car je ne me serais pas déplacé...


L'optimisme revendiqué face à l'IA serait-il une forme de naïveté ? En matière d'Intelligence Artificielle, conduit-il à une forme tempérée de tromperie sur la marchandise offerte aux enseignant·e·s ? J'ai voulu me pencher avec sérieux sur cet enjeu en réfléchissant avec d'autres sources encore que celles, nombreuses, mentionnées lors de cette intéressante conférence; elle m'a en effet un peu laissé sur ma faim...


D'autres rassasiements, donc.

Interrogée par le rédacteur en chef de la revue trimestrielle LA RECHERCHE (n° 579, oct-déc 2024), Mme Samantha Besson (Collège de France) sur ce à quoi pourrait ressembler un droit international de la science « face aux recherches scientifiques potentiellement dangereuses, comme l'Intelligence Artificielle, la géo-ingénierie ou l'édition du génome ? » Elle y déplore l'empilation sans articulation entre elles de normes éthiques et [de normes] techniques. Elle donne deux exemples: c'est le cas

  1. des principes de l'OCDE de 2019 sur l'IA et
  2. de la recommandation de l'UNESCO de 2021 sur l'éthique de l'IA.

Elle affirme que la réorganisation de l'UNESCO compte parmi les pistes institutionnelles de réforme qu'elle voudrait voir calquées sur celle de l'Organisation Internationale du Travail. Le conférencier a mentionné l'UNESCO comme une référence sur laquelle il s'appuie. D'où la relativisation que j'y mets en citant Mme Besson.

Il y a peut-être lieu d'opposer à l'optimisme une attitude éthique positive mais critique, adossée à un souci de fiabilité de sources confirmées. Guillaume Cabanec a publié dans le même n° de La Recherche un article intitulé: Freiner la diffusion de résultats scientifiques falsifiés ou réfutés, plaidant habilement en faveur d'une lutte contre la mésinformation. Il est bien sûr louable de maintenir une curiosité pour la nouveauté; Edgard Dubourg (id. p. 90) nous dit qu'elle est « orientée par un trait de personnalité connu sous le nom d'ouverture à l'expérience qui varie avec l'âge. » La petite trentaine d'années qui me sépare de l'orateur peut aussi expliquer ceci par cela !


La Recherche est très attentive à l'IA et notamment sous la plume de Jean-Gabriel Ganascia qui y tient une chronique trimestrielle sous l'intitulé général d'Éthique. En parcourant les numéros récents du magazine, j'ai repéré les titres suivants en rapport avec le sujet de la soirée : certains sont consultables en ligne en cliquant sur le nom du chroniqueur.

Titre
571 Génération automatique de textes, plagiat et intégrité scientifique
574 L'Intelligence Artificielle Générative: ce que les initiateurs du moratoire voudraient nous faire croire
575 Le règlement sur l'Intelligence Artificielle conduit-il à la suppression du permis à points ?
576 Dissémination virale d'infox: la règlementation européenne à l'épreuve du feu
579 De l'alignement des machines à l'alignement des esprits

Cela ouvre des perspectives complexes sur lesquelles 'the smart lecturer' pourrait aussi se pencher. J-G Ganascia a aussi publié en septembre 2024 un ouvrage de vulgarisation intitulé L'IA expliquée aux humains, aux éditions Le Seuil. Je m'y suis penché ce vendredi 30/5. J'ai consacré le samedi et une partie du dimanche à la lecture de cette transcription intégrale d'une conversation qu'a eue l'auteur avec quatre collégiens de 3d'un collège parisien, à l'initiative de leur professeur de français.

L'ouvrage met en quelque sorte l'IA à portée de main des voix interrogeantes, bien opportunes à maints égards. Cette mise en perspective d'une problématique complexe fait converger du sens précis en ce dialogue où convergent tant de complexités devenues par moments inextricables que ces pages en sont devenues à mes yeux référentielles, en ce compris terminologiquement. S'y assemblent aussi des pans d'histoire des sciences qui nous informent sur leur inexorable avancée. Une recommandation sans réserve donc. Et comme les chroniques de l'auteur dans La Recherche l'avait laissé percevoir, l'auteur n'élude aucune question où l'éthique vaut son pesant d'or.

L'auteur s'est également entretenu avec le rédacteur en chef du site page educ. L'entretien se lit ici.


En poursuivant le feuilletage de mes abonnements, la revue des révolutions féministes LA DÉFERLANTE, dans son n°12, pose la question : l'IA, comment la rendre plus inclusive ? Cela prend la forme d'un débat entre la philosophe Vanessa Nurock, la Dr en IA Amélie Cordier et la juriste Dooa Abu-Elyounes qui vaut son pesant d'or ... de poils à rebrousser ! La troisième intervenante travaille sur l'éthique de l'IA auprès de l'UNESCO et nous offre ainsi une vue de l'intérieur de cette institution internationale qui va probablement vivre des heures sombres avec les "illibéraux" au pouvoir dans de plus en plus de pays, y compris le nôtre. Le débat soulève plein de questions critiques dont j'aurais voulu entendre la formulation pour mémoire lors de cette 'smart lecture'.



Dans le n° d'hiver 2024 de The New Humanist (une publication de The Rationalist Association à laquelle je suis abonné, en agnostique convaincu), Peter Ward signe une chronique qu'il a intitulée: A dangerous calculation. Il y consacre trois pleines pages à dénoncer "the extreme ideas surrounding effective altruism" qui ont infiltré tant d'organisations puissantes, y compris celles qui promeuvent avec insistance l'IA.


Face à l'histoire qui est en train de s'écrire sous nos yeux dans le domaine de l'intelligence artificielle, un hors série du Monde diplomatique intitulé: Manuel d'autodéfense intellectuelle: histoire est susceptible d'offrir une boite à outils précieuse et efficace, non seulement aux historiennes mais aussi plus largement à toutes les personnes chargées d'enseignement, avec les intitulés suivants: 

  • le doute méthodique,
  • un savoir qui progresse,
  • aiguiser les questions, 
  • refuser l'argument d'autorité,
  • la critique des sources,
  • l'anachronisme,
  • l'illusion héroïque,
  • le déterminisme,
  • prendre la partie pour le tout,
  • l'illusion rétrospective,
  • l'effet réverbère,
  • l'effet de marché et
  • les préjugés.

Ce sont les règles de l'art qu'ont assemblées D. Pinsolle et P. Rimbert en fin de volume. Une mine, je trouve pour mettre un sujet en perspective.


Une autre référence est encore à mentionner: elle a déjà fait l'objet d'un essai sur Nulle Part: Pascal Chabot, Un sens à la vie. Chacun des six chapitres formule une question. La dernière: En quoi se métamorphoser ? C'est bien à cela que la conférence de Mr. Anzalone s'attachait de nous convaincre. D'où ma relecture dont je ressors ce qui suit. Le premier intertitre s'intitule Digitose de rivalité. L'auteur propose ce néologisme pour compléter une série de pathologies existantes (genre, psychose, névrose etc.) en la définissant comme un conflit entre la conscience (humaine, trop humaine !) et le surconscient digital. Digit en anglais signifie chiffre; il se traduit par numérique. Il fait, dans le domaine informatique, référence au binôme O/1, le code binaire. Une fois défini, il s'en sert pour préciser divers conflits tout au long de son ouvrage. Les digitoses « interviennent comme autant de dysfonctionnements qui permettent de mieux comprendre les fonctionnements ordinaires qu'ils altèrent. » (77)

La digitose de rivalité: « Or voici... qu'un algorithme circulant dans les méandres du surconscient se met à rédiger dans une langue soignée des réponses précises à des questions que l'on croyait réservées aux étudiants avancés. » (211) ... « Et le futur des successeurs de ChatGPT est tracé aussi... sauf catastrophe nucléaire » ... ou une panne de courant généralisée ! « Les chatbots règneront sur une partie de l'intelligence. » 212 « Le choc est rude. Un vent nouveau s'est levé au pays de la conscience, créant une digitose de plus, de rivalité celle-là. » 212

Notons que la vitrine linguistique québecoise propose "agent conversationnel" comme traduction française de chatbot. P. Chabot précise, je ne m'étais jamais posé la question, que GPT est l'abréviation de Generative Pre-trained Transformer. Pascal Chabot note la rapidité et l'efficacité de ces machines: elles auto-apprennent si vite et si efficacement de leurs erreurs de jeunesse. ... La blessure narcissique est précisément là. Des boîtes noires génèrent du sens grâce aux contributions statistiques entre

  • des groupes de mots,
  • des champs sémantiques,
  • des vecteurs de significations

qui constituent des idées statistiquement et logiquement liées à une autre... 214

La génération de sens produit du parodique sans autre égard pour les droits d'auteur. (215) C'est bien là un de mes principaux reproches, à titre personnel. « Avec du sens, nous générons des mondes mais quel univers générera le sens produit dans le surconscient ? » 215 ... « C'est le propre des ultraforces d'être capables de déployer une puissance qui n'est plus à l'échelle humaine. ... Ne voit-on pas qu'il y a là un danger d'un genre tout à fait nouveau ? » 215

« L'alliance du sens et de la puissance est un évènement d'ordre planétaire, dont on remarque déjà depuis une série d'années les prodromes dans

  • les fake news,
  • la systématisation de la propagande,
  • les bandes de trolls qui
    • informent,
    • désinforment et
    • réinforment.

[Ces trolls sont des] mercenaires qui servent les plus offrants dans le combat politique pour la capture de l'opinion. » 216 Le Grand dictionnaire les définit ainsi: "Message volontairement provocant publié sur Internet dans le but de soulever des polémiques et de rompre l'équilibre d'une communauté donnée."

J'arrête ici les citations. Le chapitre, comme tout l'ouvrage d'ailleurs, mérite de lui confier notre conduite perplexe. Ce n'est plus à l'ordre du jour pour moi, mais je me demande comment je réagirais si j'étais encore actif comme enseignant... face à cet envahissement finalement assez hostile du champ humain; notons, avec Pascal Chabot, que « aucune condamnation n'est donc de mise. Mais il convient d'être très vigilant pour que nous ne nous retrouvions pas un jour à dire: Écrire par moi-même, j'aimais beaucoup. » 221


Alors que je croyais en avoir fini avec le remuement des sources documentaires à ma disposition, je remets la main sur deux numéros récents de FUTUR, le magazine d'Usbek et Rica: ce magazine aborde le futur de la science de manière moins institutionnelle que La Recherche en la rendant tout aussi pertinente d'une façon qui lui est propre. La Recherche, le présent de la science institutionnelle; Futur le prend en main de façon graphiquement beaucoup plus aboutie. Complémentaires et différents. L'un constitue une convergence laborieuse d'universitaires de haut vol, l'autre diverge, nez au vent. 

Les trois derniers dossiers dans Futur: 45 comment protéger nos cerveaux, 46 L'écriture va disparaitre, et alors ?, 47 Silicon valley, Chronique d'un effondrement. L'IA , oui, dans le 46 ChatGPT va-t-il tuer l'alphabet ? C'est d'ailleurs dans cet article que j'ai "rencontré" pour la première fois la plume de Pascal Chabot et c'est grâce à lui que j'ai par la suite lu le livre. Juste pour vous suggérer la pertinence de ce site, voici la réponse à une question sur l'IA... 


Considérons que la bibliothèque hexagonale de Borges dispense les avis complémentaires à celui, bien informé, du conférencier. S'achève ici le cheminement que j'ai entrepris de suivre pour ajouter du corps à une légitime interrogation.

Dans les soubassements insus du corps,
affleurant au matinal solaire,
il est d'autres rythmes inoffensifs
qui plongent leurs racines
dans la tessiture cellulaire.
Entre le las et le leste, ils oscillent.

François Jacqmin (1929-1992): il est l'auteur de trois recueils posthumes (éditions Le Taillis Pré, collection Ha, 2025). Je persiste à l'admiratif aux appels de la pertinence intemporelle de sa plume poétique & plainevalloise:

« Quel est cet effort
qui cherche dans la nuit:
une pensée,
une arme qui se fait
de l'impatience ?
o les mots ont leur rêve;
fermés comme la fatigue,
ils n'ont plus de corps.
Je ne puis défier
l'absence,
l'improbable matière
dont ils font l'esprit:
ce tissu
ne couvre rien:
je m'abstiens d'être
en vivant. »

Le livre du moi, p.70, 1969


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