Essai

Plan de l'essai

1. Cartographie mentale
2. Un paradigme
3. Réfléchir, puis définir
4. Ameublir les défenses
5. Comment se prend une décision
6. Renversement
7. Actes efficaces
8. Le tunnel & la clairière
9. La source

En 126 pages, 27 esquisses réparties en six chapitres se définit sous nos yeux un paradigme que JF Billeter propose à notre réflexion. Le modèle exposé dans cet ouvrage a précédé un ouvrage intitulé Esquisses. Celles-ci ont déjà présentées sur Nulle Part. Les 77 esquisses de ces deux ouvrages semblent proposer la lecture philosophique bielleterienne de notre époque ultracontemporaine. Elle se complète désormais d'un troisième opus, encore plus bref, qui a pour titre Le propre du sujet. Les trois ouvrages gagnent à être lus ensemble tant leurs contenus se complètent en se précisant. Ils alimentent la philosophie propre à esquisser celle que l'auteur s'est forgée à force d'en intégrer les unes aux autres des esquisses réussies.


Table des matières de l'ouvrage

Voici les titres des 27 esquisses: ils sont constitués de la première phrase ou de l'idée que j'y ai perçue comme principale:

  1. Quand je m'installe au café le matin...
  2. Souvent mes idées sont plutôt des observations.
  3. Je confie au corps le soin de former des idées.
  4. Le geste.
  5. Le geste fournit le paradigme de l'intégration.
  6. Les idées habituelles du corps coexistent à cette nouvelle définition du corps.
  7. L'expression juste
  8. L'objectivation
  9. Activité continue
  10. Entrer dans le langage
  11. Puissance agissante
  12. Sentiment de liberté
  13. Laisser faire le corps
  14. Changements de régimes
  15. L'acte + Kleist
  16. Rapport entre mes idées et mon histoire
  17. Souffrance
  18. Le nouveau paradigme que je propose
  19. La personne (et non l'individu)
  20. Une pluralité de personnes
  21. L'observation: le temps
  22. La pensée et les conditions de son émergence
  23. Le travail se fait
  24. Un sentiment de liberté
  25. Comment se prend une décision ?
  26. L'idée centrale: l'intégration
  27. La brièveté

Les couleurs indiquent les six parties/chapitres numérotées I à VI dans l'ouvrage.


1. Cartographie mentale

Aucune table des matières donc. Une première lecture balise l'intention de l'auteur: en l'assemblant à même deux pages vierges de ce livre s'éclaire le parcours sur lequel l'auteur nous invite à progresser pas à pas.
Cartographier mentalement les territoires philosophiques nouveaux que je foule m'aide à visualiser le parcours proposé. Pauline Berneron l'a fait pour le cycle des Contrées de Jacques Abeille. Elle en a établi la géographie imaginaire. Les tables des matières de Philosophie Magazine avaient emprunté quelque temps ce même principe créatif d'organisation avant de recourir davantage à la cartographie géographique.

Nul titre courant dans l'ouvrage cette fois (contrairement à ces intéressantes balises textuelles dans Esquisses) pour titrer les vingt-sept notes esquissées ici. Un mot en italique peut aider le lecteur à saisir le sujet principal de chacune des notes/esquisses/leçons...

J. F. Billeter pratique la forme brève: il s'en explique d'ailleurs dans la dernière: je l'ai intitulée « Brièveté ».


2. Un paradigme

Le Dictionnaire philosophique d'A. Comte-Sponville dit du paradigme qu'il est un modèle qui sert à penser.
Voici donc le modèle que J. F. Billeter propose à ses lecteurs de se servir pour penser dans son sillage. Il nous dé-livre ainsi un modèle, un exemple de la pensée qui marche d'un pas équanime, assuré d'offrir à ses lect·eurs/rices un modèle qui pourrait servir à penser sa propre démarche. Chacun·e d'entre nous composera son propre panier en parcourant les 27 étals répartis en six quartiers de ce marché couvert.

« Il s'agit d'un paradigme parmi d'autres, dont on se servira comme l'un des outils trouvés dans une caisse à outils. Ce pluralisme méthodologique est fondamental. C'est celui que Pascal opposait à Descartes: à chaque problème sa méthode, pas de science générale. » p. 94 (n° 20)


3. Réfléchir, puis définir

Les réflexions définitoires glanées sur le cours de son fleuve personnel peuvent amener à réfléchir sur le cours du sien propre. Son écriture s'y emploie avec cette rigueur propre à l'auteur: elle consiste à définir sans s'appesantir, à établir une réflexion sans essayer de nous convaincre. Il nous est loisible d'y faire notre marché, de saisir une opportunité ici & là, de nous émerveiller aussi parfois ...

Rien de tel qu'une définition pour s'imprégner, pour intégrer un concept neuf. L'auteur y pourvoit amplement.

I n°3 p 13-14
Corps: « l'ensemble des énergies qui nourriront & soutiendront mon action. »

Conscience: « Je me représente la part consciente de mon activité comme comprise dans l'activité générale du corps. » La conscience n'est pas « un phénomène unique & séparé. ... Nos différentes formes d'activité consciente [sont] comprises dans l'activité du corps, le corps n'étant rien d'autre que de l'activité. Le corps inclut la conscience. Elle ne dispose d'aucune autonomie sans que le corps y consente.

I n°4 p 14
Chaque geste s'intériorise progressivement. La perception intérieure du geste [maîtrisé] reste présente à toutes les étapes. L'intention n'est pas seulement une cause qui précède le geste, elle l'accompagne [pendant la survenue du geste] jusqu'à la fin. Cette esquisse offre un luxe descriptif de micro-étapes qui ont lieu quand nous posons avec succès un geste intentionnel.

I n°5 p 18
« Le geste fournit un paradigme, celui de l'intégration. » C'est au moyen de l'acquisition progressive d'un geste nouveau de mieux en mieux maîtrisé que l'auteur nous fait saisir l'idée centrale de sa proposition de paradigme: l'intégration. Le paradigme mis au jour par l'auteur est centré sur la relation « entre le degré d'intégration de notre activité et la qualité de ce que nous éprouvons, à un moment donné, comme la réalité présente ». Un paradigme, V, n°21 p96 & VI, n°26, p 117. Plus un geste est intégré à la matrice corporelle, plus il devient maîtrisé.

Souffrance: l’auteur en cerne les caractères définitoires ainsi: « [la souffrance] naît du conflit qui paralyse du dedans notre activité. » 75

La souffrance résulte d'un conflit non résolu qui paralyse du dedans l'activité.

Il n'est pas nécessaire d'en souffrir « dans sa forme extrême » pour percevoir la justesse de l'observation: des « conflits » intérieurs apparaissent, parfois paralysants pour l’activité de l’homme.
La souffrance est dans la nature même de l’homme, comme la joie, nous suggère l'auteur. Il se peut dès lors, en termes spinoziens, que la souffrance corresponde à la tristesse dans le Paradigme éthique de Spinoza. L'auteur ne rapproche cependant pas l'Éthique et son Paradigme de façon explicite.

« La douleur a une cause extérieure sur laquelle on peut espérer agir. La souffrance est différente, selon JF B. Elle nait du conflit qui paralyse du dedans notre activité. » 75 « La souffrance a certes des causes extérieures, mais résulte principalement de la paralysie que [ces causes] créent au-dedans de nous-mêmes. » 77

JF B a souffert à un tournant de sa vie de dépression. Il nous en parle. La nuance qu’il établit entre douleur et souffrance semble tenir à l’attribution de la douleur à une cause tandis que la souffrance résulte d’une paralysie qui survient à cause d’un faisceau de causes moins aisément cernables/décelables. J’ai ajouté à cela que l’énergie circulante permet de dissoudre la paralysie survenue. Être figé sur place en quelque sorte est néfaste. Ne plus être inclus dans son propre flux, en quelque sorte. N°16 p 69


4. Ameublir les défenses

« L’issue salvatrice » (pour sortir de la souffrance) « est toujours la même dans son principe: réduire la tension [née du conflit intérieur encore non résolu], réintroduire du jeu, remettre » en mouvement les ressources du corps.

Sur Nulle Part, l'armure s'était déposée, est entretemps réapparue pour se rouvrir, timidement encore, à l'avenir & à l'inconnu : JF B nomme cela « ameublir les défenses ... érigées pour se protéger, les ébranler suffisamment pour qu'elles cèdent & que les émotions anciennes se produisent enfin. » 3 2023

Les redéfinitions auxquelles procède JF B sont utiles, à la fois pour les concepts qui s'y attachent sous sa plume et la précision terminologique qu'il y met. Elle rend du coffre aux mots de tous les jours: geste (14), acte et régime (15), transcendance. Il les étoffe sans effets de manche ni pathos. Ils les conjoint à son paradigme à travers des esquisses dont la pertinence tranche sur la banalité de tant d'écritures, y compris philosophiques.

C'est ainsi par exemple qu'il cerne fort joliment la mélancolie au sortir d'une esquisse consacrée à l'acte: elle « est le sentiment d'une puissance d'agir défaillante[, un] processus d'intégration qui a buté sur l'obstacle et n'a pas abouti. » 68 (màj  15 2 18)


5. « Comment se prend une décision ? » V n° 25

Une décision « se prend d’elle-même quand je parviens à mettre en accord mes besoins ou mes désirs avec les divers éléments de la situation dans laquelle je me trouve
- ou plutôt
[une décision se prend d’elle-même] quand tout cela finit par s’accorder en moi.

Mes décisions m’appartiennent, puisqu’elles ont leur origine en moi et

[puisqu’elles] déterminent la suite de mon action,

et cependant

[mes décisions] ne m’appartiennent pas
parce que elles se forment sans que je sache comment
et
[parce que] souvent [elles se forment] sans que je connaisse toutes les sources.

Certaines [décisions] naissent dans les profondeurs du corps, loin de mon activité consciente. » 113-114


Les mots-outils colorés de bleu (merci à Joomla et à son éditeur JCE !) font affleurer la structure syntaxique d'une pensée qui se déroule sous nos yeux. Elle nous permet de participer consciemment au processus, d'en devenir partir prenante.


6. Renversement

En accumulant les observations qui attirent son attention dans sa propre vie, JF B en arrive à formuler un concept qu'il nomme un RENVERSEMENT. Face à un processus similaire, R. Misrahi le subdivise en trois renversements pour aboutir à ce qu’il nomme une conversion. Ces deux concepts semblent étiqueter le même type de basculement, de bornage. Pour chacun des deux, il y a un avant et un après.

Ce rapprochement entre deux philosophes qui ne semblent pas se lire* l'un l'autre est piquant. Il pourrait indiquer une constante sur leur chemin, et pourquoi pas sur le nôtre ? J'incline à réfléchir plus avant sur l'universalité du processus. La modification de tracé que suit alors l'activité (une des traductions de Tao pour JF B) est remarquable en ce sens qu'elle foule alors une clairière aux lisières dégagées après avoir parcouru un long tunnel obscur à tâtons. Le jour succède à la nuit.

* Je n'ai pas en mémoire une citation dans l'oeuvre de l'un renvoyant à celle de l'autre.

n°17 p74 Sur la dépression: « Il ne s'agit nullement d'un affaissement. Au coeur [de la dépression] se trouve un conflit qui devient insupportable parce qu'il résulte de l'affrontement de deux forces d'égale puissance qui se tiennent mutuellement en échec. Elles sont engagées dans une sorte d'escalade immobile. L'impuissance et l'angoisse, telle « une peur sans cause parce qu'elle provient de l'antagonisme d'énergies que vous ne connaissez pas.

n°21 L'écoulement du temps & la dépression: « Lorsque mon activité se mue en souffrance parce qu'en elle des forces s'opposent et se paralysent & [parce] que je réduis mon activité pour diminuer ma souffrance, je m'enferme contre mon gré dans une sorte de temps immobile qui est une torture. ... Quand plus tard les forces qui me paralysent se relâchent, que le mouvement renait et que l'intégration reprend,bref: quand la vie recommence en moi, le temps reprend son cours et s'ouvre à nouveau sur l'avenir et l'inconnu. »


7. Les actes efficaces

n°18 p 78 Les actes efficaces surgissent dès lors que notre corps s'ouvre « à la dimension d’inconnu qui est en [n]ous ». Du renversement qui s'opère graduellement affleure comme un pétillement de surface, une effervescence qui dégage un fumet. Une neuve orientation prend corps.
L’homme a la faculté de « laisser advenir l’improbable & de réorienter par là le cours des choses ».

Maintenir ouverte cette disposition à laisser surgir l’improbable de la dimension inconnue du corps, en

• l’accueillant d’un sourire,
• entamant une conversation avec des inconnus,
• étant disponible, etc.

permet peut-être de réorienter le cours des choses, le tracé d'une vie, son cheminement. L'auteur nous confie, il nous fait en confiance la confidence d'un « grand-père maternel pasteur et théologien protestant, professeur d'université, [qui] a pesé lourd dans [son] histoire, à son insu et de façon indirecte. » p. 77

 


8. Le tunnel & la clairière

L’image qui prend corps dans mon imaginaire est celle-ci: après le tunnel obscur, la clairière savoure la lumière dont elle inonde le corps qui l’atteint & s’y aventure. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas d’autre tunnels, mais ils tendront à raccourcir, ou alors le corps mettra moins de temps à les traverser pour autant qu’il ait assimilé assez d’enseignements lui permettant de trouver en lui les ressources pour s’en extraire plus rapidement que par le passé.
Il ne s’agit pas de le fuir, cela serait une paralysie, une souffrance, une peur mais de l’apprivoiser, de dompter la peur de se retrouver à nouveau dans l’obscurité. Il s’agit de faire de plus en plus confiance au corps & à ses ressources pour prendre sereinement ce passage à vide. Du vide naitra le neuf. Le neuf a besoin du vide en soi pour se déployer. Le déploiement peut prendre un certain temps. Le corps est sans urgence. Il s’agit de ne plus douter de la matérialité de la clairière, d'en garder toutes les saveurs bien présentes au coeur de soi et de progresser.

Se construit ici même une meilleure aisance d'être soi, en soi, à soi, s'ouvrant de plus en plus à d'autres, à force de s’observer, mais aussi de lire, d’approfondir l’œuvre philosophique d’auteurs dont la vibration d’écriture semble proche de la mienne.

Ce sont pour des instants d’écriture comme celui-ci que je me tiens disponible. Quand une synthèse affleure, elle promeut l’équilibre intérieur.


9. La source

JF B assigne à son existence le souci de se recommencer « à la recherche d’une source qui [lui] manquait ». n° 16, p.70
Face à cette source manquante, ne pas savoir où la chercher, « ni ce qui adviendrait le jour où [il] la trouverai[t] ». 70
Cette quête, nous sommes probablement nombreu·x/ses à l’entreprendre, chacun·e sur sa voie…
Dans Notes sur Tchouang-tseu & la philosophie, l’auteur discute aussi de la source créatrice qu’il situe dans l’individu (III) & identifie à un vide, un néant créateur. L’accès à l’énergie créatrice résulte « d’une rétrogression comme un retour au commencement insituable et insaisissable de toutes choses ». Notes, p. 54
Le tao, la voie, [le chemin, le cheminement], le fonctionnement des choses, l’action, l’activité « est en premier lieu une source insituable & insaisissable ». Les effets du tao s’appréhendent de manière diffuse, nous dit-il.


L'assimilation des idées claires d'Un paradigme est progressive, tant leurs ramifications sont travaillées. La brièveté même à l'oeuvre permet les relectures: chacune livre un point de vue, un détail qui avait échappé.

La pensée et les conditions de son émergence: « La pensée est inégalement pratiquée, mais ses conditions sont toujours les mêmes:

  • s'arrêter,
  • faire le vide,
  • laisser agir le corps,
  • accueillir ce qui émerge/

La pensée

  • a sa durée propre,
  • n'obéit qu'à elle-même &
  • nul ne peut la forcer - sous peine de l'interrompre. » pp. 102-103.

J F Billeter répond à quelques questions à propos de cet ouvrage sur FranceCulture. Il est concis à l'oral comme à l'écrit au micro de François Noudelmann.

 

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