Ce petit ouvrage nous offre une belle occasion de comprendre la genèse puis le déploiement d'une écriture suivie depuis longtemps sur Nulle Part♣ Merci aux libraires paisibles de Liège de l'avoir mis en valeur sur une table de libraire

Dans cet ouvrage d'entretiens, les questions pêchent souvent par rebond insuffisant... coincées qu'elles sont dans le binaire  Sauf erreur de ma part, j'ai dénombré quatre questions ouvertes dans l'ouvrage ! Les autres sont des questions de type OUI/NON, fermées donc  Voici un extrait d'un essai figurant ailleurs sur Nulle Part: L'entretien de presse:

« L'entretien ... est une fausse résistance au tout-oral, même de qualité comme sur France Culture. Il se met dans son sillage. Et les plus bâclés sont ceux dont la proportion de questions fermées est importante. Une question fermée commence souvent par « Est-ce que...? » et offre au locuteur le choix entre deux options et nulle autre. Oui/Non. Binaire. Réponses significativement plus courtes que celles réagissant à des questions ouvertes introduites par un mot interrogatif (Qui / que / quoi / comment / pourquoi / etc.); ces dernières invitent la locutrice à davantage détailler sa réponse que la précédente. » Pour un développement de cette problématique,

Par ailleurs, je ne suis pas sûr que pêcher un mot au hasard dans un pot (comme Jérome Colin dans son émission télévisée Hep Taxi, où la technique est adéquate au médium !) soit bien opportun ici, dans la mesure où

  1. il ne nous est pas expliqué pourquoi tels mots ont été élus pour figurer dans le pot;
  2. le tirage au sort par la main aveugle n'a peut-être pas, probablement pas même, permis à l'interwieuse de préparer ses questions, et à fortiori de structurer son entretien sur la durée, comme cela aurait pu. (Voir aussi Brian Stanfield, L'art de la discussion structurée)

Jérôme Colin, lui, a préparé une conduite d'entretien en fonction de chaque passager et avec chaque mot dans le pot  Dans l'ouvrage recensé, les informations intéressantes émanent d'occasions saisies par la philosophe... car les infos qui affleurent tiennent à l'épaisseur philosophique d'Isabelle Stengers évidemment, sont inédites et pour la plupart fort intéressantes Un ouvrage recommandable malgré ses lacunes structurelles


Car l'auteure en dialogue est ici insatiable...  Autrement dit, elle a joué le jeu, un peu malgré la maitresse de cérémonie  Et ce que nous y cueillons, notamment sur le parcours & les étapes, sont des informations jamais lues ailleurs; Isabelle Stengers y fait montre d'une capacité à rebondir, à élargir le cadre initial posé♣  La retranscription de ce qui parait avoir été des conversations nous offre à lire un texte au style plus lâche, une syntaxe plus aérée, davantage simplifiée  L'oralité a servi de décor & une netteté de contours se fait ainsi jour Du coup, les réponses y gagnent en lisibilité (selon les formules statistiques de lisibilité, notamment celle mise au point par François Richaudeau & les linguistes pragmatiques autour de lui)

Activer les possibles, paru en 2018, un an après Civiliser la modernité ? donc, consacre presque une page au verbe disclose:

Lire cet ouvrage offre l'occasion rare d'y sentir l'animation intérieure d'une plume d'exception  Ok, pas de problème bien sûr de laisser le terme en anglais;  ce n'est pas un angliciste qui y voit le moindre inconvénient  C'est d'ailleurs une pratique récurrente sur Nulle Part aussi  Sauf que tous les lecteurs des ouvrages de Madame Stengers ne sont pas forcément anglicistes, et que sheer disclosure, qui figure dans Civiliser la modernité ? 44, n'est probablement pas connu ni (bien) compris par un lecteur francophone;  c'est évidemment un choix d'auteure tout à fait respectable, pour autant toutefois que le terme anglais soit connu en français parce que les deux langues utiliseraient le même vocable par exemple.  Ou alors elle est à considérer comme une licence poétique, oui, « cela devrait être possible »  Mais, dans Civiliser la modernité ?, ne serait-ce pas aussi une bonne idée d'avoir l'information "disclose = afficher" qui figure dans cet autre ouvrage... publié un an plus tard;  car ce qui figure dans Civiliser la modernité ? c'est « affirmation d'une évidence positive »  Enfin, peut-être  Je comprends mieux à la lecture de ce passage pourquoi j'avais "tiqué" sur la double inclusion d'expressions anglaises dans la même phrase avant d'effectuer le rapprochement... entre les deux ouvrages


Madame Stengers nous livre aussi plusieurs anecdotes de co-écriture d'ouvrages avec une autre auteure: j'ai sélectionné celle-ci  Elle me semble illustrer le point de vue que la linguistique pragmatique, à la façon de François Richaudeau, adopte face au texte en général:  faire preuve d'empathie pour la lecture finale en l'outillant afin de lever un maximum d'incompréhensions, de contresens rendus possibles lorsque s'empruntent des raccourcis insuffisamment débroussaillés  Sur la thématique du débroussaillage, cet hyperlien constitue une observation de nature intuitive qui a jailli en comparant deux plumes bruxelloises:  La défricheuse et le géomètre

Ce dernier extrait m'enlève d'un poids: je ne suis pas le premier à le susurrer ! Intervenir pour le bien du texte est une très jolie manière de dire cela  Merci, Madame, pour cette belle authenticité  Elle peut aider vos lecteurs à mieux saisir ce qui propulse votre écriture  Plus généralement, je me demande ce qui empêche un·e auteur·e d'intervenir plus souvent sur un texte à publier, « d'intervenir pour le bien du texte » 98, en ayant toujours en tête la lisibilité de ce qui est écrit; au final;  cela bénéficierait à l'expérience joyeuse de lecture du texte ainsi malaxé par les lecteurs de l'oeuvre finalement publiée et donc coulée dans un airain de papier, comme figée jusqu'à une éventuelle prochaine édition♣  Mais n'est pas Walt Whitman qui veut !


Ce processus de malaxages indéfinis d'un écrit, c'est aussi ce que permet la publication sur la toile de la tisseuse binaire (voir 95-6, une métaphore autour de la tisseuse – voire de la tisserande)  Se crée ici même à chaque mise à jour d'autres arrangements binaires rééquilibant les 0 & les 1 du langage de codage... au gré de la fantaisie ou de l'intention♣  Cela transforme l'auteur·e en auteur·e-éditeur, mais quel luxe, quelle liberté !

On peut même aller plus loin, en ce qui concerne « la chose imprimée », en rompant une lance en faveur de vrais éditeurs qui accompagneraient leurs auteur·e·s plutôt que de bien trop souvent miser tout sur le marketing sans trop se préoccuper de la qualité du texte. Que le livre soit acheté "grâce" au nom de l'écrivain si connu, n'est-ce pas, imprimé en lettres énormes sur la couverture, de préférence dans des couleurs criardes...  Mais bon, rêver ne coûte rien, n'est-ce pas !


D'autres citations extraites de l'ouvrage, c'est du verbatim♣  Les soulignements sont miens;  ils sont une des formes que prend un texte quand il s'efforce de respecter les nombreux enseignements glanés auprès des ouvrages de François Richaudeau en vue de fluidifier la lecture

Finalement pour moi l'écriture c'est très peu intentionnel, cela ne renvoie pas à un: voilà ce que je vais dire ! 57

... depuis La sorcellerie capitaliste [1999], je conçois surtout ce que je suis capable de faire en terme d'intervention. 47

Avec l'information, il faut en faire quelque chose qui nourrisse. 47

Enfin, cette très belle métaphore filée autour de la sève, un des mots tirés au hasard:

J'essaye que mes mots puissent participer à la fabrique de la sève, parce que la sève ça se fabrique. Il n'y a pas de sève dans le sol, c'est la plante qui fabrique la sève avec les ressources du sol. Il y en a beaucoup parmi celles & ceux auxquels nous enseignons qui sont déjà en train de fabriquer leur sève, donc j'essaye de leur apporter ce que je peux. Et puis il y a les collègues, les académiques, & ceux-là, j'essaye de les secouer par tous les moyens. 45-6

 


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