Luc Dardenne, Sur l’affaire humaine

« [La vie] ne vaut la peine d’être vécue que parce qu’elle est aimable. La possibilité de suicide chez l’humain atteste cela. » (33)

J’ai le sentiment d’avoir lu dans cette affaire humaine une forme de psychanalyse un peu sauvage, sous les traits d’un questionnement humain à portée philosophique répété en plusieurs suites de raisonnements serrés tenus par l’auteur qui s’appuie sur des auteurs aux noms connus, le tout en douze étapes.

Nous sommes guidés fermement sur la route de son raisonnement serré qui se déroule sous nos yeux. Je m’y suis senti inclus tout entier, car cette affaire humaine nous cerne, nous concerne dans les plus intimes de nos cellules, nos cellules-mère.  
C’est un livre émancipateur dont la lecture délivre. L’auteur nous offre une trouée sur ses interrogations d’humain. Les interrogations d’un cinéaste confronté à ses personnages ont servi de point de départ. Très vite, on oublie que Luc Dardenne est aussi le Sérésien le plus Cannois, avec son frère Jean-Pierre !

Confins
Naviguant entre philosophie et psychologie, entre littérature et po&sie, l’auteur nous emmène sur les chemins escarpés d’une pensée surprise en train de se penser à mesure qu’il nous ensemence de concepts, tantôt en escarpins sur le cheminement d’autres1 , tant dans ses propres pas.

Questionnements en rafales, conditionnels qui relativisent une affirmation un peu trop péremptoire. Du moins au début.
Les questions en salves peuvent perturber, voire même lasser. Acceptez de suivre l’auteur sans condition dans le  tourbillon de ses questionnements, conditions, hypothèses que nous faisons dès lors nôtres comme autant de cheminements personnels.

« Dans cette enquête menée avec les moyens du bord, il y a beaucoup de choses que je n’ai pas pu éclaircir… J’espère malgré cela avoir pu approcher et laisser parler le ‘minuscule et fragile corps humain’, celui de l’enfance. » (9, Introduction)

Vient ensuite le temps des affirmations.  « Il y a deux sortes de bonheur: le bonheur obtenu  par la puissance et le bonheur reçu par la reconnaissance. » (136)

Et sa langue
« L’écriture a ce pouvoir étrange de donner une nouvelle vie à ce qu’elle attrape dans ses signes. » (8)
Et puis cette langue: « La peur étouffe le souffle. » (109).
C’est un ouvrage à la syntaxe fastueuse, simple mais toute entière au service de la construction de concepts fondateurs de l’affaire humaine. Beaucoup de phrases commencent par « si » et évoquent des hypothèses qui s’alignent comme autant d’hypothétiques pistes qu’une réflexion approfondie pourrait, si elle le voulait, mener à son terme.

D’une langue proche du sens commun des mots, sans jargon, l’auteur enfile les mots dans une causalité qui semble imparable. « L’enfant fascine aujourd’hui, il est sacralisé et dans cette sacralisation pointe son sacrifice. »
La langue se fait po&tique quand elle cesse, au fil de la progression, d’être hypothétique pour devenir hypo-po&tique.

Enfilage
Aucun chapitre n’a de titre, un chiffre romain suffit. Aucun sous-titre, des ensembles souvent numérotés en chiffres arabes. Je ne sais si l’auteur a raison, mais en admettant qu’il n’ait pas tout à fait tort, il appelle à une exégèse attentive pour valider la démarche. Si elle l’est, le chapitre XI est terrible, terriblement vrai: je m’y reconnais dans la mesure où en tant qu’enseignant, j’ai eu à subir ce lent glissement vers « l’entrée d’une époque pour laquelle l’enfant qui vient au monde sera d’abord vu comme celui… qui annonce ma mort  » (168).
Je n'ai jamais formulé mon impuissance grandissante d’enseignant en ces termes-là, mais j'y reconnais mon impuissance à  contrer cette déglingue qui est née au cœur des familles, ce que L. Dardenne nomme « rivalité au cœur de la rencontre de l’adulte et de l’enfant. » (182).
Le chapitre se termine par: « La question n’est pas de chercher des coupables en la personne de ceux et de celles qui n’ont pu aimer d’un amour infini [l’enfant qui vient au monde] mais de comprendre pourquoi notre société produit cette difficulté d’aimer d’un amour infini. » (183-4)

Car, « [m]oins l’éducateur est disposé à aimer, c’est-à-dire à mourir pour l’éduqué, moins il apaise la peur de mourir de celui-ci, ou encore: plus l’éducateur a peur de mourir, plus il transmet cette peur à l’éduqué. » (178)

Luc Dardenne conclut d'une façon pour le moins décapante, qui peut pousser le lecteur/la lectrice à reconsidérer fondamentalement sa relation à soi, à l’autre.

Relire
La technique de relecture qui consiste à isoler les affirmations dans les questions qui les emballent est éclairante. Je me suis alors rendu compte que le livre entame une interrogation et puis reprend le raisonnement en gommant les questions pour affirmer des ébauches de certitudes, de plus en plus affirmées… Ce livre est d’un parcours sûr.

Massivité
À plusieurs reprises, il fait appel à cette belle expression: la massivité sans faille, l’équilibre absolu (31) L’être continu, massif, complet (31)
Dans la bulle, qui finira par nous exclure et faire de nous un être divisé (40), règne une confusion totale, une massivité sans faille, un équilibre absolu représentant la plénitude, une  forme de paradis perdu par la venue au monde. Un peu comme si dans la bulle, le ventre de la mère, il n’y avait


aucun espace, aucun temps
aucun vide aucun écoulement
aucune division
aucune discontinuité.
Pas de rien.

« Si, venant au monde, l’être humain venait chez lui, il désirerait sa vie en la vivant, il ne s’enfermerait pas dans une nouvelle bulle » (33). L’homme ressemble à un courrier mal adressé. Quand le petit d’homme nait, il ne désire pas sa vie en la vivant.

Symboliquement, « on » ne m’a pas demandé mon avis, et si j’avais pu choisir « de ne pas naître » (34), je ne suis pas du tout sûr que j’aurais choisi d’atterrir sur le Vaisseau Terre.

P.S. Cette lecture me donne envie d’aller voir Le gamin au vélo.

1 Il m'a manqué un index des auteurs cités: en voici un embryon.

Amery 110/112/113/118
Appelfeld (Aharon) 138
Baudelaire 41/42
Benjamin 14
Bible 114
Bloch 158
Boèce 86
Brontë 143
Canetti 87/88/128
Castoriadis 26
Freud 77
Grecs 34
Green (André) 77
Grossman (Vassili) 144/145
Heidegger 13/52
Jünger 13
Kafka 15/16/19/21/117/119/121/150
Levinas 21/26/72
Mandelstam 45/160
Nietzsche 13/143/150-153
Pascal 134
Prigogine (sans le citer) 65
Proust 157
Rigoni Stern (Mario) 104
Rimbaud 140
Spinoza 24/25
Tchekov 44
Truymans 26
Wittgenstein 23
Zenon 51


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