Sous-titre: Une Europe souveraine et démocratique - et ses ennemis
Date de parution en France, 02 25; traduction par Olivier Mannoni; l'original en allemand est paru chez Surhkamp en 2024 auprès de qui l'auteur a depuis lors publié un nouveau roman, non encore traduit, intitulé: Die Erweiterung.
Il n'était pas un inconnu pour moi: j'avais déjà rendu compte d'un précédent roman intitulé La Capitale.
Au sein de l'Union en déliquescence siègent des gouvernements dont l'unique projet semble être devenu d'incarner LE VER DANS LE FRUITS. On sait les ravages qu'un seul ver de terre peut provoquer dans un fruit comme la pomme pour prendre l'expression au sérieux en ce qui concerne l'Europe occidentale.
Plusieurs itérations de mots-clés se font jour en composant la table des matières de cet essai perspicace, pénétrant. Après en avoir entamé la lecture séquentielle, je me suis aperçu que les trente-huit ESQUISSES (j'emprunte le terme à Jean François Billeter tant je le trouve adéquat pour remplacer le fossé lexical qui existe entre paragraphe et chapitre) pouvaient s'enfiler différemment au fil de ma lecture. En constituant la table des matières de ses trente-huit titres, j'ai joué de couleurs pour mettre en avant l'insistance de certains propos tant ils semblent conceptuellement chers à l'auteur. J'ai entrelardé de citations extraites de l'ouvrage dans la table des matières ci-dessous, dans l'objectif de vous convaincre, comme je le suis, de l'utilité d'une lecture méditative de cet ouvrage.
- Le "Personne" européen 9
- Le Trou noir 13
- L'utopie et l'histoire en un seul point 17 Les fondateurs du projet européen ne pouvaient bien entendu pas savoir ce que serait l'avenir. ... Il a pris pour nom "mondialisation". Celle-ci produit des crises et des dépendances dramatiques que la politique nationale... n'est absolument pas capable de maitriser. C'est une ruse de la raison. 19-20
- Le monde de demain: une supputation optimiste ? 22
- L'avenir, populaire 23
- Le statu quo 27
- Le verre est-il donc à moitié vide ou à moitié plein ? 51
- Recommencer au début, mais cette fois par la culture 51 L'auteur, autrichien, a longtemps réfléchi sur la Mitteleuropa & déplore que l'on ne puisse obtenir de passeport européen que sur base d'un passeport national. L'insurrection hongroise de 1956 et le printemps de Prague en 1968, brutalement écrasés, maintenait des populations emprisonnées derrière le rideau de fer. Le terme 'prison des peuples' n'était pourtant employée que pour la monarchie des Habsbourg. ... "C'est à mes yeux une folie & une négligence historique de reprocher à l'ancienne Autriche de ne pas avoir été un État social à une époque où il n'en existait aucun nulle part." ... L'Autriche-Hongrie formait un État sans prétendre former une nation. L'auteur consacre plusieurs pages à détailler les apports d'un essai écrit par Milan Kundera (1929-2023) sous le titre Un Occident kidnappé. Le lien vous y envoie. Sa lecture m'est apparue séminale. ... Le nationalisme est encore et toujours le fondement du droit international, alors même qu'on nous avait promis son dépassement, au moins en Europe. ... Le droit international me fait l'effet d'une farce. Ne serait-ce parce qu'en allemand il porte le nom de Völkerrecht, de droit des peuples. Il ne protège pas l'intérêt des êtres humains, mais des puissances et des élites nationales qui s'arrogent le statut de représentants des peuples, un pars pro totalitaire. ... Après la fin de l'Union soviétique, l'Europe centrale a été kidnappée une deuxième fois: par les princes sans culture du néolibéralisme, par les grands prêtres de la foi crédule en la pure transcendance du marché, incarnée par les zombies du nationalisme. Le dernier paragraphe de cette esquisse menassienne est déchirante: Je suis un Mitteleupéen. Je suis un apatride juif dans ma patrie. Non, c'est trop pathétique. J'en reste là: je suis un Viennois et un Européen. Et un homme que désespère la danse des zombies de l'histoire.
- Commencer par la culture 75 ... Non merci. La culture se porte bien quand elle n'est pas forcée d'être l'une des parties d'un affrontement culturel, éventuellement placée sous la "protection" d'une politique postfasciste qui lutte tout ce qu'elle appelle la "décadence".
- Valeurs européennes 77
- Identité nationale 78
- Digression sur le thème: angoisse/angoisses/colère 81
- En défense de la nation 96 Je ne suis pas un homme clairvoyant. Je vois tout en noir. J'ai l'impression que les seules représentations encore viables de l'avenir relèvent de la dystopie. ... On peut tourner et retourner cela dans tous les sens, les arguments utilisés pour défendre le concept de l'État-nation n'ont aucune espèce de pertinence.
- Ils continuent à le chanter 105
- Le pour et le contre 109 La prétention de l'Allemagne à diriger les choses est hélas devenue un problème... Et accessoirement: pourquoi, en Allemagne, la République a-t-elle disparu ?
- La personne allemande comme symptôme 113 ... Parlons donc à présent ... de mon "regard autrichien" sur l'Allemagne en Europe, après la chute du Mur et l'unification des deux Allemagnes.
- Soulagement ? 139
- Valeurs européennes. Encore une question 140
- Les valeurs, fondamentalement: les droits humains 142
- Quotidien 151
- Le prix des valeurs. Exemple 153
- Clarifier les concepts 154
- L'équilibre des déficits démocratiques: la fin de l'histoire de la démocratie ? 169
- Quest-ce que la démocratie ? 176Une union démocratique 180
- Comment peut-on changer le mécanisme de l'horlogerie sans que le système s'arrête 183
- L'avenir: une utopie ? L'imagination plutôt que science-fiction 187
- L'angoisse de la mort 188
- Quelle va être la suite ? 189
- Que faire ? 193
- De la clarté, svp 195
- Pourquoi le simple n'est-il pas simple ? 196
- Une démocratie postnationale ? Personne ne peut se la figurer ? 199
- Une République européenne 201
- L'avenir, une conséquence des contraintes économiques 202
- Le primat des intérêts économiques. Un souvenir 208
- Politique symbolique. Nous autres les perdants 210
- Conclusion 213-223
Cet essai séminal prolonge en les étoffant les tentatives de sortie par le haut entreprises par J F Billeter dans plusieurs de ses essais, notamment dans Demain, l'Europe (2019). Que ces deux auteurs tentent de nous ouvrir quelque piste vers un monde moins noirci, moins cramé, que celui dans lequel les extrêmes-droites mondiales nous plongent avec entrain est en soi une sorte d'exploit qu'il s'agit de ne pas trop rapidement galvauder.
Il est chez cet auteur autrichien né en 1954 une aisance de plume qui se manifeste par un style maitrisé, économe en effets mais qui nous appelle à prêter une attention dense, intense, à ses propos mûrement concoctés tant ils semblent appropriés aux temps si troublés que nous traversons dans une indifférence généralisée, un inempathie délétère, voire pire.
Leurs façons à tous les deux de poser un diagnostic convergent à nous présenter la réalité dans laquelle nous vivons sous un jour on ne peut plus noir, impuissamment pessimiste... même si la plume Billeterienne se fait plus volontiers hiératique, en dégageant l'horizon pour y tracer un chemin, un peu comme font les avions dans le ciel, laissant un panache blanc qui n'a rien de virginal.
Il est un troisième auteur, David Van Reybrouck, auquel je suis également redevable pour formuler mieux encore les pressentis qui nous hantent toutes et tous, certes à des degrés divers, de façon persistante. Dans son Nous colonisons l'avenir, traduit du néerlandais par Benoît-Thadée Standaert pour les éditions Actes Sud en 2023, il finirait même bien, à la suite de Thoreau, à nous inviter à la désobéissance civile pour forcer les dirigeants européens à prendre en compte les dégradations que nos modes de vie délétères imposent à la planète, tandis que Robert Menasse met les mains dans le cambouis institutionnel européen pour y déceler les conditions éventuelles d'un possible même si « pour la première fois de ma vie, la guerre ne se trouve plus derrière mais devant nous » (p. 194, n°30). « Me relisant j'y trouve quelques contradictions. Cela me tranquillise. Les contradictions sont la condition des discussions. » (p. 195, n°31)
En trente-huit chapitres, Robert Menasse nous emmène sur des chemins voisins de ceux empruntés par J. F. Billeter; rapprocher ces deux auteurs tient pour moi de l'évidence même si apparemment ils semblent ne pas se citer l'un l'autre ni s'être jamais rencontrés. D'ci début septembre, il sera intéressant de lire les nouvelles Esquisses de l'aîné des deux (J. F. Billeter, helvète, est né en 1939) qu'il nous donnera à lire de son observatoire hors Union européenne. Les premières pages sont déjà disponibles sur le site de l'éditeur Allia. Qu'un média ait donc l'intelligence, le sens intuitif de l'opportunité de les faire se rencontrer siérait assurément. Le cumul de leurs réflexions convergent à nous présenter la réalité sous un jour on ne peut plus noir, plus impuissamment pessimiste et pourtant chacun s'emploie à nous présenter un projet qui a chacun l'intelligence pour lui.
Ces trois ouvrages charpentent une pensée personnelle qui y trouve de quoi alimenter une forme de citoyenneté paisible même si elle n'est pas du tout apaisable en observant les dérives nombreuses qui nous éloignent toujours plus du souhaitable.
Début septembre 2025, J. F. Billeter rendra ses Nouvelles esquisses disponibles. J'y plongerai évidemment et ne manquerai pas d'en rendre compte.