Au moins trois ouvrages portent ce titre: celui que je suis en train de lire résulte d'un rapprochement opéré par les éditions divergences entre deux auteurs qui s'étaient ouverts indépendamment l'une de l'autre d'un projet similaire aux éditeurs: Kaoutar Harchi (1987) et Joseph Andras (1984). Le dialogue qu'ils nouent dans ce volume de 237 pages est en tous points passionnant. Il a été publié en janvier 2024.
Léon Trotsky (1879-1940) est le premier à avoir publié sous ce titre en 1924: voici un lien qui vous conduit au premier chapitre (traducteur inconnu, non mentionné). C'est Joseph Andras qui mentionne son existence à la page 49 de leur ouvrage écrit à deux mains.
Huit ans plus tard, Victor Serge (1890-1947) remettait le couvert, si j'en crois l'épigraphe du volume en lecture. La toile dûment interrogée livre un lien qui nous ouvre l'accès à son texte.
Le découplage qu'opère J. Andras entre littérature et fiction offre un point de vue original sur ce qu'est le littéraire à ses yeux. S'ouvrent ainsi des perspectives encore inédites pour le lecteur que je suis.
C'est par ce livre-ci que je prends connaissance de l'existence de l'oeuvre propre des deux auteurs. Cette conversation à deux voix me rend les deux personnes proches et l'envie/le désir de les lire se fait présent, sans urgence toutefois. Je serai désormais attentif à leurs noms quand je parcourerai du regard une table de librairie ou les rayonnages d'une bibliothèque.
Écrire, Combattre, Publier sont les trois parties que leur conversation balise. Qu'ils aient tous deux choisi d'abandonner de fictionnaliser leurs écrits leur fait un point commun qui oriente notre regard de lectrices & lecteurs vers une littérature davantage tournée vers le récit.
Le fondateur des éditions Divergences, Jérome Badour, s'exprime ici. Il serait bien avisé, sur le site Internet des éditions, d'utiliser les infos qu'il distille dans cette interview pour rédiger un texte de présentation de la maison d'édition qu'il co-anime.
Écrire
28 KH: Je vois clairement comme l'écriture me coupe de mon corps.
36 KH: Lucien Goldmann (1913-1970) recherche les fondements qui unissent l'oeuvre de Pascal (1623-1662) et de Racine (1639-1699), à savoir la vision tragique.
37 KH: Le sens des oeuvres repose donc au coeur de l'infrastructure économique et politique... les phénomènes littéraires sont appréhendés non plus à partir de ce qui est dit mais de ce qui est tu... Le latent il faut le révéler.
39 KH: La forme romanesque est une forme morte car c'est une forme de parole silencieuse.
42 JA: Je m'en veux même d'avoir cédé, avec De nos frères blessés, à une part, fût-elle chiche, de fiction. D'avoir conçu des paroles invérifiables.
43 JA: Si je me prive de la politique, et donc de la conflictualité, je fais des mots croisés. Lier en si peu de mots politique et conflictualité renouvèle une évidence qui s'échappe trop souvent de nos évidences.
49 JA: Une âme dépliée couvre toujours de larges terres.
50 JA: Avec Nûdem Durak, j'ai eu nettement la sensation de ne pas publier un livre mais d'accomplir un acte. Non pas fait de mon texte mais de celui de Nûdem, publié, un chapitre sur deux, aux côtés du mien. Elle a écrit ce manuscrit en prison puis l'a fait sortir de manière clandestine. J'ai pu me le procurer et des camarades kurdes l'ont traduit.
55 KH: Quand j'écris, la colère, au départ, est là. Il arrive même que ce soit la colère qui me pousse à écrire. Mais dès l'instant où il me faut écrire, la colère cesse d'être en colère. Une forme d'espérance l'emporte. Éloigne la colère, la vainc.
Je suis impressionné par la qualité, la densité, la diversité qui émanent de ce dialogue écrit. À la différence d'un·e journaliste qui interroge un auteur/une autrice, nous bénéficions ici de deux intervenants pratiquant la même activité: la mise en forme livresque d'une littérature non fictionnelle; chacun·e avec son point de vue propre, personnel que l'autre lui offre la possibilité de déployer avec l'envergure que la personne concernée souhaite lui donner. J. Andras, par exemple, ne souhaite pas s'étendre sur la personnalité de ses parents tandis que K. Harchi, elle, accepte de suivre son questionnement sur son appartenance à un mouvement politique trotskiste. Une asymétrie dont on sort.
67 KH: Comme beaucoup, je crois, je n'aspire pas beaucoup à entrer mais davantage à contribuer, faire ma part, construire. Ça, vous ne pouvez presque le faire nulle part. - seulement au sein de nébuleuses politiques qui se révèlent en période de tensions (comme Révolution Permanente) a su se révéler à l'aune du projet de réforme des retraites (en le liant d'emblée notamment au projet de loi immigration).
Il m'a fallu attendre la page 199 (3è partie PUBLIER) pour trouver la réponse à mon questionnement sur le "making of" de ce livre si singulier:
KH: On s'envoie nos textes. Tu relis presque tout ce que j'écris avant publication. Tu es à mon sens autant un écrivin qu'un éditeur. Tu n'aimerais pas passer de l'autre côté ?
199 JA: J'ai un rapport direct à la vue d'ensemble, à la synthèse, à la composition. Mais je crois qu'il me faudrait, pour en faire profession, serrer des mains en société. Écrivain me va mieux.
Ce dialogue écrit a plus que vraisemblablement pris la forme d'un échange séquentiel de courriels entre les deux. La voie postale me paraît être devenue peu plausible.
Ce dialogue balise, déniaise aussi le lectorat. La franchise sans tabou avec laquelle ils osent prendre à bras-le-corps l'argent qui leur échoit, qui échoue dans leur porte-monnaie, bien davantage que leur portefeuille. Les sesterces reçues, des clopinettes.