Une rupture en soi suivi de L'écriture du corps, Bernard Noël, 2011

Déjà décider où classer ce livre dans Lire pour vivre est une démarche en soi. J'ai opté pour la poésie, car la démarche l'est.

Une lecture-maîtrise de soi par Monique Dorsel est jointe au mince volume des éditions Au coin de la rue de l'enfer. Elle y malaxe le texte avec une intériorité remarquable.
C'est aux Fugueurs du livre, donc au Comptoir en Neuvice (Liège, une très ancienne rue, rescapée du Moyen-Âge, qui débouche sur la Place du Marché), que je dois cette rencontre avec Bernard Noël, ces rencontres devrais-je écrire: la lectrice est l'indispensable complément au texte écrit. Pour une fois. Car ni l'auteur en tenant la plume, ni la lectrice en se posant devant un micro n'ont pris de pose.
Une plume habitée et une lecture habillée de pied en cap par ce texte difficile, qu'elles honorent d'une voix juste, précise. L'une & l'autre aguerries par la vie.

Ce texte est d'une très grande honnêteté. Il plonge dans un dualisme franc du collier, basculant sans cesse entre celui-que-je-suis et celui-que-je-veux-être. Ces deux syntagmes deviennent très vite définitoires, quoique ambigus jusque la fin. Se dépouiller de l'un pour laisser advenir l'autre, dans un processus où la transition, la progression lente, semblent absentes, ou tues, ou inassumées.
Les interrogations bousculent les certitudes, l'humilité s'écoule, sincère en essayant d'approcher l'une ou l'autre réponse. L'omniprésence du je ne dit pas forcément l'auteur sans qu'il le récuse jamais. C'est un je qui s'exprime. Chacun de nous porte en soi une rupture. Voire plusieurs. Une blessure. Un pansement.

Le saut dans le vide n'a pas encore eu lieu. Le temps de l'écrire le précède. L'intention est dite dès la première ligne: Je ne veux plus être celui que je suis. 9 Le moment est grave. La décision est prise. Reste à l'exécuter. Cela n'est pas sans risques.

Exposer ainsi un je sans qu'il y ressortisse jamais de l'exhibitionnisme malsain demande une forme de maîtrise que l'oeuvre de l'auteur semble démontrer. Dès lors, nul voyeurisme non voulu, de notre part. C'est ma première rencontre avec cet auteur hexagonal. J'irai volontiers à la rencontre d'autres recueils.

Cette rupture dissonne. Cette voix (Monique Dorsel) l'arraisonne, la fait sienne pour mieux en assumer la distance. Un texte de prose paragraphée justifie, en un format tenant bien en main, le flux.

Celui-que-je-veux-être se rêve sans « plus aucune des faiblesses qu'il attribue à celui-que-je-suis. » 14 Plongée dans une vision absente. Quand le corps ne retient rien de l'élan, la vie, qui le traverse, il s'éloigne de l'apaisement.

La nuit de la terreur blanche, « une angoisse folle et sans aucun retrait », c'est « le retour de la présence terrifiante... », invisible. 18

Un bref dialogue intérieur s'installe entre les deux essences de l'être: celui-que-je-suis et celui-que-je-veux-être. Il instaure l'enseignement, il épaissit la transition qui assure « entre deux périodes la gestation de la suite » 21. Il frôle ainsi ce que les Orientaux se représentent comme le tiers inclus. S'agirait-il juste de « ce procédé de dissimulation... une possible dérive, qui servirait à lui faire oublier la blessure dont il est originaire » ? La blessure faite à la mère, le lieu du néant avant lequel il « n'existait rien de toi ». 20

Quelle piste conduit à l'origine ? Celui-que-je-suis y résiste moins par tactique que par ignorance « douloureuse [parce qu']éprouvée comme une privation. » 22

En tout cas, la liaison entre les deux persiste sous peine de la mort des deux: sans origine, la fin. Il est un au delà à l'infranchissable d'où le retour devient impossible, sous peine d'être « aspiré par un trou ». 22

Bernard Noël nomme ce bord de « l'arrière-pays de lui-même » comme l'« au bord de la plantation de mon âme. » 24 L'âme « est en nous le corps subtil de l'imaginé, lequel ne cesse de gagner de la réalité sur l'autre, le corps physique, que d'ailleurs il occupe. » 24

Bernard Noël aboutit à une conclusion partagée: « il vaut mieux ne pas savoir d'où l'on vient... » 25

Celui-que-je-veux-être doit encore s'éloigner de la déception « de n'être qu'une lancée ». 26

Le mensonge s'insinue entre les deux, avec lequel il « n'a cessé de biaiser ». 29

Est-ce donc « si simple, un instant, d'être le contraire de celui-que-je-suis pour être enfin celui-que-je-veux-être ? » 30 Lui suffit-il d'avoir « entrevu la lueur de [s]a vérité ? » 31

Le pli, la pliure entre les deux « est le lieu de passage de sa continuité avec l'autre et donc de sa dépendance ». 31-32 Ce contigu se découvre continu. Les dix pages suivantes ensemencent quelques questions qui toutes ont trait au choix de l'essence.

Bernard Noël mène de façon magistrale un texte qu'une main très heureuse m'a fait dénicher de son attablement dressé, comme prêt à être saisi. Une authenticité, cet éveil rare à soi, s'engage pour le plus grand enseignement du lecteur qui s'y compare au cheminement sien. Les questions appellent chacun à sa réponse propre.

Une rupture en soi, un texte fondé qui invite à en découvrir d'autres de même plume. Cette incursion vers l'impersonnel, cette recherche d'un autre pronom personnel pour nommer le je et ce repli final sur un univers possiblement béat, mais Dantien, marque l'Occident du soi qui tient plume, en référent ultime. Dante n'est pas qu'un enfer en sa divine comédie.

L'Orient peut apporter d'autres réponses, évaser des mondes intérieurs qui en acquièrent dès lors une telle souplesse, une telle fluidité que ces questionnements parcourus ne débouchent pas toujours, pas uniquement sur « celui-qui-ne-sait-plus-qui-il-est... » 45


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