Un ovni, cette façon inédite de nous raconter notre ville. Il range au placard tous les dictionnaires amoureux littéraires, une pose souvent. Il n'a que faire d'un ordre arbitraire, l'alphabet. Il parcourt plutôt la tessiture intime d'une ville, la sienne. Il en (pour)suit les méandres historiques, géographiques, politiques (un poème à lui tout seul !), sociologiques, littéraires (ben oui, le pt'tit Sim à la pipe en est aussi !) en noem maar op. Tout ça tramé par l'autobiographie de l'auteur dont la filigrane transparait, finement innervée à la matrice du récit (ce ne sont pas des racontars !), sans jamais devenir fanfaronnade autopromotionnelle.

Il y aura peut-être un avant et un après ce récit autour d'une ville, qui sait. La manière qu'il a de nous la raconter, SA ville, est inédite à ma connaissance. Un Je nous emmène dans l'espace-temps d'une ville. Il se fait d'abord transversal en suivant sa colonne vertébrale d'amont en aval, il approfondit les soutes à la poursuite d'un son, le jazz. Le reste, à l'avenant. Autant de chapitres, entre nouvelle & épopée, il nous promène, toutes écoutilles ouvertes, dans les soubassements principautaires, prompt à en saisir la moindre effluve.

L'air de rien, il n'a pas sa langue en poche, ce Je; nous suivons ses remémorations personnelles, les croisements avec l'histoire de la ville. Les recherches ainsi délivrées sur un plateau sont précises, voisinent à une exhaustivité qui jamais ne lasse. Il a la dénonciation étonnée, comme s'il n'avait pas imaginé que l'on pût tomber si bas. Mais si ! Son simple étonnement face à certains comportements dénonce sans se croire obligé de crier au scandale. Le simple énoncé des raisons évoquées, celle par exemple pour prendre un arrêté de déguerpissement à l'encontre de caravanes..., suffit à ridiculiser les "racrapotements" identitaires de ces cerveaux primitifs sur deux pattes qui, eux, ont bel & bien dénoncé auprès de qui vous savez etc. Ils seraient d'ailleurs bien en peine de la définir leur identité, vu le néant abyssal dans lequel elle se drape. Mais ça ferait margaille de le dire. Alors, P. Marczewski se tait dans toutes les langues de la terre. C'est mieux ainsi. Plus serein. Le récit tel qu'il se déroule sous nos yeux houspille avec tant d'à propos ça & là, sans en rajouter, qu'il en acquiert une force sans pareille. Des bonheurs de langue, des approches novatrices. Très réussi, vraiment.

Pourtant, jamais le mépris n'affleure. Ni l'ironie, si délétère. C'est pas marrant, non plus; ça se saurait. Non, ça est. Les faits, gestes & opinions des uns et des autres, croisés lors de nombreuses balades spatio-temporelles dans le tissu organique complexe de la ville & de ses alentours, s'énoncent au fil des pages sans qu'il soit nécessaire de les dénoncer. Les exposer, froidement comme ça, suffit. Cette pratique de la sous-vocalisation factuelle crée une complicité instantanée avec la lecture qui progresse. La plume ne se fait jamais juge; Il lui suffit de s'énoncer pour revêtir la redingote de l'évidence. Dénoncer ne renforcerait rien, cela aurait déforcé même.

La connivence nait avec cette façon dont la syntaxe opère pour prendre fermement position. Une plume née coiffée nous est révélée. C'est de l'intérieur ultracontemporain qu'émerge la photo. Elle est d'un réalisme cru, attendri par le point de vue adopté. Le regard ne laisse rien passer, que ce soit sur les gitans ou la raie du cul qui sort du pantalon de training qui a roulé sa bosse et décidément d'une taille bien basse.

Des non-liégeois peuvent-ils savourer cette salade liégeoise ? N'sais pas moi, j'en suis un ! Apparemment l'opus a convaincu un éditeur parisien, Inculte. C'est bon signe, non ?

Une originalité formelle à rapprocher, dans mon panthéon livresque personnel, de la biographie très réussie que Jean-Pol Schroeder , the erudite embodiment of jazz, consacrait en 1997 au jazzman Bobby Jaspar, chez Mardaga. La forme est différente, l'originalité des deux les hisse dans des sphères où seuls les gaz rares ont encore voix au chapitre. Chapeau. Je ne suis pas sûr qu'ils en tirent fierté, d'ailleurs. Les deux se connaissent, l'ainé est remercié par le puiné. Ils sont juste comme ça. Ils n'en peuvent probablement rien. Pour notre plus grand bonheur.

Qu'il soit toutefois permis de ne pas le suivre dans la déploration du bétonnage d'un fleuve traversant une agglomération de 500.000 habitants. À ce compte, les Néerlandais n'auraient-ils pas dû entreprendre le Delta Plan après les inondations majeures de 1953 ? Ce pays a toujours été en-dessous (Neder) des terres (Land)... C'est à cette même protection que s'étaient livrées les autorités publiques liégeoises au sortir des grandes inondations de 1920 puis de 1926 en fondant l'AIDE, Association intercommunale pour le démergement et l'épuration des communes de la province de Liège, qui existe toujours.

Ni Liège (p. 227) ni l'auteur ne sont nostalgiques. Pourtant, dans un entretien qu'il a eu avec un libraire liégeois, a été évoquée la mélancholie dont il se revendique explicitement. Il a longuement discouru à cette occasion sur le regard mélancolique qu'il pose sur la ville. D'où mon appel fait à l'équipe... de dictionnaires de synonymes puis alphabétique & analogique... Le Thésaurus Larousse: la mélancholie est une sécrétion, une tristesse, voire même une maladie, alors que la nostalgie est ennui, regret & également une tristesse. Elles sont toutes deux, philosophiquement du moins, une moindre puissance d'agir, selon B. Spinoza. Il s'agissait au moyen âge d'une bile noire qui, selon les théories de la médecine ancienne entrainent une disposition triste de l'humeur. Couramment, poursuit le Grand Robert, il s'agit d'un état d'abattement, de tristesse, accompagné de rêveries. Pour les pré-romantiques surtout, elle devient un état voluptueux de rêverie désenchantée mais douce.

Tandis que la nostalgie, elle, est un regret mélancolique, désir de revenir de revenir en arrière, de retrouver le passé.

Un ouvrage attachant qui se termine par quelques paragraphes sur « Liège n'a rien à voir avec la nostalgie...» « L'absence de nostalgie a un grand avantage: elle offre à la ville de ne pas s'engluer dans les regrets...» Et « Liège comme le jazz est impermanence. Liège se disperse en tous sens, se rejoue sans cesse comme si rien ne précédait,... » Comme si l'auteur voulait nous convaincre qu'il va bien...


Sur la Ville-chêne, version perso, un clic ici vous la fait bref.


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Aphorisme, comme ça...

« La retraite est une chose merveilleuse,
qui libère de terribles puissances.
& elle donne au silence de grandes douceurs. »
Gilles Deleuze, dans une lettre adressée à Arnaud Villani,
publiée dans L'abeille & l'orchidée, p. 149.

 

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