En traduisant physis par RÉALITÉ, J. F. Billeter lance un pont en direction de Clément Rosset qui en avait fait l'objet de sa quête inlassable en se mettant puissamment à l'école du réel.

La note 2 (45-46) établit également un pont en direction de L. Wittgenstein.

J F Billeter possède en lui ce sens de l'à-propos concis. Les profondeurs qui met au jour, il s'y médite à part soi, aussi. Une réflexion qu'il a conduite sur ses chemins de traverse propres est peut-être ce qui caractérise le mieux l'oeuvre de ce couple qu'ont formé J F Billeter et son épouse Xiu Wen, décédée en 2012. Ils ont tous deux enseigné la langue & la civilisation chinoises au sein d'une chaire professorale à l'université de Genève. Voir ici.

Les façons de faire qu'il développe seul désormais, depuis bientôt dix ans, constituent une série d'explorations davantage philosophiques dont les esquisses peuvent nous sortir d'un brouillard que d'autres cheminements moins traversiers, moins traversants s'avèrent moins aptes à éclairer un cheminement personnel. Il se peut qu'il ne convienne pas à tout le monde; il me semble que cela est le cas de toute philosophie.


Une interrogation

M'interrogent quelque peu ce petit nombre d'affirmations plus tranchées qu'auparavant, plus tranchantes aussi. L'auteur semble plus enclin à adosser quelques certitudes acquises à des intuitions qui sont venues à lui & dont il s'ouvre à nous (citation à joindre). Moins de propositions esquissées, le propre de l'âge corporel qui croît ? S'interroger, se poser une question n'équivaut pas à y répondre de façon précipitée. Je n'ai donc nullement pris une position précise quant à la teneur de la réponse à donner à cette interrogation. J'assemble(rai) ici quelques indices, tout au plus. Mon propos n'est pas de tenir à l'écart; au contraire, il consiste à mieux cerner encore le réseau conceptuel très construit qui soutient les intuitions qui lui sont venues dans la cuvée 2022 de son oeuvre chez Allia.


Clément Rosset (1939-2018), dans L'école du réel, précise les contours du principe d'incertitude dont aucun grand penseur ne devrait se départir. Il m'a semblé utile de joindre ici les notes que j'ai assemblées à ce propos dans l'essai que je lui consacre par ailleurs sur Nulle Part (et qui est toujours in the making...):


2.—  Le principe d'incertitude 221-

L'ontologie est le savoir de ce qui est◊  La quête du réel mise sur le métier par Clément Rosset équivaut à « l'enquête sur l'être qui occupe les philosophes depuis les aurores de la philosophie »

C. Rosset affirme l'identité qui existe entre l'être et la réalité commune, sensible, palpable◊ Il me semble que l'être est proche, en tant que vocable,

  • de ce que J. F. Billeter peaufine sous le vocable de sujet
  • & de ce que j'en suis venu à nommer le soi sur Nulle Part, dans une écriture à la fois poétique & de plus en plus philosophique◊

 C. Rosset affirme que l'être & le réel sont identiques◊

Ce second principe tient à l'incertitude de toute solution que la philosophie apporte à ses propres problèmes « Les solutions que [la philosophie] apporte à ses propres problèmes sont nécessairement & par définition douteuses – à tel point qu'une vérité qui serait certaine cesserait par là même d'être une vérité philosophique »◊ « Un philosophe qui serait persuadé de la vérité de ce qu'il propose cesserait du même coup d'être un philosophe (encore qu'il puisse lui arriver, en revanche, d'être très raisonnablement persuadé de la fausseté des thèses qu'il critique)◊ »

« Ce principe d'incertitude

  • selon qu'il est respecté
  • ou non

peut servir d'ailleurs de critère pour départager

  • véritables
  • & faux philosophes:

[en effet]

  • un grand penseur est toujours des plus réservé quant à la valeur des vérités qu'il suggère;
  • alors qu'un philosophe médiocre se reconnait, entre autre choses, à ceci qu'il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu'il énonce. »

Les approches sceptiques dont font preuve Billeter & Rosset m'ont paru suffisamment compatibles pour tenter ici un rapprochement de leurs deux univers philosophiques en usant d'un principe mis au point par l'un (Rosset) afin de soumettre l'autre (Billeter) à ma réflexion conjointe. Sur le scepticisme & l'inquiétude, un ouvrage non lu de Silvia Giocanti les rapproche dans la présentation sur le site des éditions Hermann.


Chaque mince volume de la main de J. F. Billeter s'insère à sa place dans la constitution d'un oeuvrage philosophique: elle demande à être observée dans l'ordre où elle s'est constituée, amendée, affinée sous sa plume: cela permet d'observer la subtile progression de ces cheminements bien balisés désormais.

Il convient peut-être d'observer en soi les effets que déclenche la compréhension du mouvement pris par une trajectoire empruntée pour constituer la voie que le sujet assemble sous ses pas, à coups d'intuitions successives. Elles acquièrent, à mesure qu'elles s'appuient l'une l'autre plus fermement, une portance qui ne permet probablement pas de brûler l'une ou l'autre étape, d'en ignorer la portée propre au coeur de l'oeuvre.

Un seul exemple, sans doute le plus flagrant, le paradigme de l'intégration. Une fois esquissé dans l'ouvrage Un paradigme, sa puissance d'agir propre s'établit & se conforme à l'esquisse aboutie. C'est donc en intégrant le paradigme de l'intégration au coeur même  de notre voie propre que nous nous l'approprions en y portant nos pas. Il s'acquiert une forme de certitude, de fermeté, d'assise, toutes précieuses à la constitution du réel/de la réalité qui s'assemble.

Il est vraisemblable qu'une intelligence silencieuse se cisèle en chaque oeuvre philosophique: elle approfondit notre cheminement propre en intégrant à son parcours un travail tel qu'il en acquiert sa strate géologique propre, comme s'il y avait un avant & un après. Chacune de ces intelligences silencieuses que nous parvenons à assembler concourt à notre voie, à notre vie même.

C'est en portant une attention appuyée aux traces qui s'élaborent quand nous posons un regard rétrospectif sur le parcours entrepris, d'abord par l'auteur & à sa suite le lecteur que je suis, qu'affleure chaque ru énergétique qui s'écoule dans les anfractuosités de nos vallonnements, dans ces profondeurs pourtant intraçables dans leur détail précis, tant sont larges les lisières débordantes de la conscience. (voir le §13 d'Une appropriation épurée).

Observer comment se fomente dans l'avant du jour une pensée pétillante constitue une joie intrinsèque: son bouillonnement intérieur, son peps, son allant rejoignent le contentement corporel intérieur pré-existant. Cet allant intuitif propre s'observe simplement, bien davantage qu'il ne se conduit volontairement. La sensation est très nette: cet allant propre constitue par son mouvement dynamique une disponibilité qui n'aurait peut-être pas été accessible sans ce mouvement. Le post-scriptum (47-50) qui clôt l'ouvrage: les phénoménologues Brentano & Husserl n'ont pas « étudié le sujet dans son activité mais seulement la conscience dans son rapport à ses objets. Certains de leurs continuateurs ont cherché à rendre compte de l'existence (Heidegger, Sartre & d'autres) mais n'ont pas fait la différence entre réalité et mondes & n'ont pas aperçu le rôle du langage dans la constitution de nos mondes » 50.

Le langage du sujet que nous sommes contribue à constituer notre monde propre. Cette annotation appartient à la lente appropriation qui se laisse apprivoiser dans les travées d'un cheminement personnel. C'est ainsi, page après page, que s'émancipe pas à pas une pensée ayant élu avec grand soin, par essais & erreurs, quelques ouvrages s'ils font converger en soi ce qu'il est capable d'en saisir le propos pour le malaxer avec à-propos.

 

 

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